Lundi 3 mars 2008, Fréjus, le temps des promenades

Cliché MTP

Un arrêt. Celui qui permet de réfléchir, de prendre de la distance. Non seulement parce que Fréjus crée un dépaysement et une distance physique, mais aussi parce que soudain, le paysage ne ressemble à aucun autre, sinon à celui que j’ai vu chaque jour, peint par mon père, en partie à partir de ses promenades en solex, en partie à partir de cartes postales. Des pins certes torturés et une mer scandaleusement bleue…et surtout des rochers rouges à ne pas croire, dans ce contraste tellement improbable que l’on est saisi par le besoin de lui trouver une équivalence, puisque en effet, on ne peut le saisir.

Revenir à Fréjus, c’était le retour après un passage trop bref l’été passé et aussi l’accomplissement d’une promesse. De nouveau le partage du paysage comme dans les jours précédents, mais un paysage qui commence par le jardin en fleurs pour ne plus finir, au-delà de la montagne et dans des œuvres que Pierre Daquin nomme « Paradoxales ».

Je parais étrange en souhaitant prendre le petit déjeuner sur la terrasse et en plongeant dans un besoin d’air, de cet air là, même s’il peut paraître encore un peu frais. Ici c’est encore le printemps et on ne sort qu’au soleil de l’après-midi.

Je parais sans doute encore plus étrange à m’étonner du romarin et des lavandes en fleurs, mariées au Laurier tin de nos parcs. Mais je prends à pleins poumons un grand moment de bonheur où se mêlent des sentiments divers parmi lesquels domine celui d’être un extra-terrestre qui se détruit dans le froid et la brume et qui cherche, pour quelques heures à se sauver.

Jeanne et Pierre Daquin qui m’accueillent et vont me donner le plaisir supplémentaire de partager des victuailles – on disait cela il y a cent ans, le dit-on encore ? – venues de différentes parties de l’Europe.

Jeanne et Pierre sentent venir l’approche d’une exposition qui aura lieu à Angers dans un mois et où je veux retrouver Pierre dans un moment de confrontation avec le public. Il y avait longtemps que je n’avais plus vécu l’intensité de cette confrontation où un ami fait un point d’ordre ; d’abord vis à vis de lui-même.

J’avais beaucoup apprécié les nouveaux chemins et les nouvelles traces de son travail l’été dernier et pensé écrire. Mais il me fallait revoir et plutôt attendre et prendre le temps. On n’écrit pas ainsi, de but en blanc, après tant d’années. Revoir encore et suivre une progression, quand, dans le geste quotidien de l’artiste, un peu du trop s’élimine, beaucoup de l’essentiel se concentre et un basculement peut s’amorcer.

Je ne sais pas si ce sont les promenades à pieds dans la fin de l’après-midi, avant que le soleil couchant n’apporte un chien et loup unique, mais cette fois je suis revenu à l’idée du Tiers Paysage de Gilles Clément, comme si elle pouvait apporter une voie d’entrée ou une comparaison.

C’est en tout cas un moyen parmi d’autres qui me sont proposés de caractériser ce qui constitue l’originalité de l’approche picturale de Pierre Daquin aujourd’hui et comment elle me convainc.

Etre en tiers, n’est pas être négligé ? Sans doute, mais c’est aussi être ailleurs. Ce n’est pas forcément confortable. C’est en tout cas l’exact contraire de ce que les anglo-saxons entendent par « mainstream », ce que l’on peu sans doute le traduire par : courant principal, ou parfois, tendance majoritaire.

Pierre Daquin. In Ex.

Pierre Daquin n’est pas dans la majorité. Et je vais finir par me demander si c’est la tapisserie ou le tissu qui l’ont amené dans cette position, ou bien la botanique qu’il pratique aussi avec passion. N’est ce pas finalement la familiarité des végétaux qui s’installent dans la moindre anfractuosité, ou encore son observation, voire sa passion pour les paysages dans lesquels il est venu inscrire son quotidien, qui ont continué à accentuer ce Tiers Etat de la peinture dans lequel il se trouve ?

Rouge et vert, parfois de bleu, rouille aussi. C’est comme un blason qui a illuminé une vie. Il en rêvait je pense depuis longtemps.

D’où est venue la Révolution française et quelques autres en Europe et une certaine conception de la démocratie, dans les Etats-Unis d’Amérique, à leur naissance. D’un groupe ou d’un espace que l’histoire désigne sous le nom de Tiers Etat. Ni Royauté, ni Noblesse, ni Eglise ; sans terre princière et sans propriété religieuse, là où le monde pouvait bouger et reprendre une véritable idée de la liberté, de l’égalité et d’une nouvelle forme de fraternité.

L’inventeur de cette idée, Joseph Sieyès précède et conceptualise à la fois la convocation des Etats Généraux. Il affirme trois interrogations, si je peux me permettre ce paradoxe :
1° Qu’est-ce que le Tiers Etat ? Tout.
2° Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien.
3° Que demande-t-il ? A y devenir quelque chose.

A l’échelle de la planète, ce Tiers Etat qui n’était nulle part, mais qui était tout, a pris la place en tiers et a marginalisé ou repoussé les autres ordres, parfois par la force et la violence, avant d’être de nouveau pris en étau par la bourgeoisie, puis par d’autres révolutions, puis par d’autres guerres, puis par d’autres révolutions encore, avant de se retrouver enfin noyé dans un consensus mou aujourd’hui. Redeviendra-t-il dans les années à venir un espoir contre une folie planétaire où la consommation se fait aux dépens de la diversité, de la complexité et de la marginalité ?

Le Tiers Etat, qui n’est plus social, qui n’est plus économique, est aujourd’hui dans le paysage. Il est écologique. Et l’enjeu, selon Gilles Clément, est planétaire. Ce Tiers Paysage qui peut nous sauver est celui des friches, des anfractuosité en effet, là où des plantes voyageuses se protègent, où des mutations bénéfiques peuvent encore avoir lieu, à l’abri des engrais et des pesticides, comme une niche qui maintient, contre toutes les forces contraires, la biodiversité.

Mais le Tiers Etat est aussi dans la peinture. Et l’enjeu est cependant tout aussi planétaire. Le premier garde des chances de protection du paysage, le second des chances de pluralité artistique.

L’un et l’autre, pourtant, récapitulent des évolutions.

Je m’explique, ou je tente de la faire avant de devenir plus rationnel ou plus explicite dans le texte que je vais écrire.

Cliché MTP

Qu’a donc fait Pierre Daquin depuis que je le connais ? Si je peux dire : il a prêté attention, sans chercher à attirer l’attention. D’abord dans l’ombre de la peinture, prise dans la revendication du rapport que le peintre a poursuivi pour établir l’action essentielle du support et de ce qui le constitue au plus intime, une fibre, un nœud, une mèche, fabriqués, des heures durant, ou bien récupérés d’un collage industriel de plusieurs matières et de plusieurs supports.

Il s’agissait parfois d’une didactique de l’action, parfois d’un jeu de mots entre peinture et papier, papier peint et papier peinture. Mais quand l’œuvre est là, puis une autre, puis une autre encore, et malgré les titres – actions, la didactique disparaît. Il n’y a qu’un parcours personnel même si ce parcours là s’inscrit comme une histoire de la peinture, de son cadre et de son statut, de sa place dans le temps et l’espace.

Textile, bois, papier sont des supports. Pigments, encres, huiles, terres, particules en suspension sont des moyens de tracer, de griffer, d’imprégner, de souhaiter parfois que ces supports écrivent par eux-mêmes…

Daquin connaît bien le paysage et il connaît bien les supports. Il les a d’ailleurs explorés, déroulés, déchirés, tissés puis détissés, parfois brûlés. Il a appris leur profondeur et rappelé touche par touche qu’ils avaient de la profondeur. Beaucoup de ses travaux constituent un peu le manifeste de leur structure déclassée et revendiquent une attention nouvelle de notre part. Supports qui pour être lus, doivent être peints ou teints, dans l’entre-deux de ces actions complémentaires. Et il revendique aussi que tout est bon pour cette imprégnation, depuis la mise à nu de la trame jusqu’à la virtuosité du glacis. Tout est bon pour le tableau dès l’instant où on lui arrache des vérités, comme des cris.

Et le cadre redevient peinture. Comme chez Prévert. Et les vitres redeviennent sable et l’encre redevient eau, les pupitres redeviennent arbre et la craie redevient falaise…

Il faut cadrer ce qui a été choisi bord à bord, de lais à lais ou du nord au sud et de la mer…et de la terre, au ciel. Ni plus, ni moins.

C’est tout de même une ambition démesurée. Et l’activité terrestre ou « divine » prend son essor. Le théâtre du monde vient s’inscrire dans le paysage et les hommes commencent à converser entre eux et avec Dieu. Mais pour que ce soit de la peinture, il faut un cadre qui dit, comme une carte de géographe, les sens de lecture et la mise en place du monde.

Quand je dis toile, je dis papier, je dis même métal ; c’est tout un. Pour faire l’histoire, pour raconter l’histoire et retrouver les courages mutants que Klee, entre autres, a déniché dans l’exploration automatique, dans le fait de peindre en surface, ou dans celui de lisser, ce qui revient pour nous, vers nous, le gosse au musée, le cliché au coin du livre, le ciel au devant des amants et de leur amour, le creux du rocher ou les bruns semblent couler, l’éboulis aux perles glacées fascinantes. Frans Hals ou Monet, les Vénitiens ou Cézanne, ou les aquarelles du dernier architecte de Notre Dame, Viollet-le-Duc fasciné par les Pyrénées ?

Et chacun va projeter ses références, ses clichés favoris, sa propre histoire de la peinture personnelle.

Doivent-ils savoir, ces chacun(e)s, qu’il ne s’agit parfois que du papier froissé ?

Le repère ouvrant une fracture ; la pellicule permettant au pigment de pénétrer et de lire la texture. Est-ce que les pigments textiles n’ont jamais fait autre chose que de permettre une lecture, le plus souvent mythique ?

Le réseau est nommé, normé, puis seulement repéré. Il devient une référence dont on peut alors s’affranchir et dont il ne reste, progressivement, qu’un souvenir ancien. Comme un labyrinthe qui s’est ouvert à des pistes multiples, alors qu’auparavant, les pistes étaient structurées.

Il s’agit donc bien de brouiller les pistes, même si la lecture symétrique, la lecture diagonale, sont encore possibles.

Bilatéralité, effet de miroir. Qui donc regarde qui ?

Et le tableau devient comme la Chute d’Icare. Dans un monde serein, sur une mer calme, dans l’éternelle confrontation entre la montagne qui semble résister et la mer qui ne cesse de l’user, le drame qui se joue n’est perceptible qu’à celui qui sait voir.

Le soleil a vaincu la liberté de l’aventurier ailé.

Il reste un monde intact, éternel, historique…et pourtant le geste est irrémédiable et il a changé le sens et la circulation du monde.

Il nous faut regarder le soleil autrement.

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