Dimanche 2 mars 2008, Arles et Fréjus, de l’hospitalité à l’amitié (troisième suite)

jakobsbrueder.1213301521.gif

Quatrième temps de la réponse : entre l’Ange et Jacob

 Si on retourne à l’anthropologie de l’Hospitalité, il est important de suivre quelques bons guides. Par exemple, le terme est ainsi relu par les quatre-vingt dix auteurs réunis par Alain Montandon  dans l’ouvrage « Le livre de l’hospitalité. Accueil de l’étranger. »,  publié aux Editions Bayard en 2004. Les réflexions de Michel Serres, de Paul Ricoeur, de Michel Foucault, de Marcel Mauss y côtoient celles sur deux auteurs liés par l’espoir : Emmanuel Lévinas et surtout Jacques Derrida, qui sont au cœur de l’anthropologie d’une valeur qui se rattache à d’antiques lois religieuses et à une éthique du comportement.  

L’universalité ou encore le caractère infini de l’Hospitalité que Lévinas professe, constitue l’exact contraire du racisme et souligne l’infini des massacres qui ont tenté d’effacer, de rayer plusieurs types d’Autres inacceptables ou « inaccueillables », si on peut tenter ce néologisme : entre autres le Juif, le Tsigane, l’Homosexuel, le Communiste en régime fasciste et son double, le Dissident en régime communiste…  

« Ami, nous ne savons comment vous appeler ; serait-il indiscret de vous demander votre nom ? – Ma foi, je nourris moi-même quelque doute à ce sujet. Mettons que vous m’appellerez « Guest » ou Hôte » écrit William Morris dans « Nouvelles de nulle part » en 1891.

Là, tous ont les mêmes lois. « Il s’agit pour Thomas More d’ « Utopia » , pays imaginaire où l’hospitalité est universalisée à tel point qu’elle n’est plus ni droit, ni même devoir, ni rejet, ni absorption.  »  

Dans les adieux que Derrida a écrits lors de la disparition de Lévinas, il parle d’une responsabilité que l’on hérite d’avoir à répondre de… « celle qu’on doit prendre pour un autre, à la place, au nom de l’autre ou de soi comme autre, devant un autre autre, et un autre de l’autre, à savoir l’indéniable même de l’éthique ».

Et s’il s’agit bien d’universel, alors nous sommes face à une évidence et pourquoi pas en effet à une transcendance qui ne se laisse pas prendre dans les filets du concept ou de la définition. « L’expérience de l’hospitalité est une origine qui ne fonde rien et même interdit tout fondement. Elle est radicalement, et de manière assumée, sans mains, sans armes et sans concepts. En d’autres termes, assumer la Loi de l’accueil de l’autre, c’est abandonner toute prétention à se poser soi-même en législateur. » écrit Pierre Zaoui en commentant également Lévinas.

 Le même commentateur ajoute une remarque sur la symbolique de l’accueil qui viendrait aisément prendre sa place en exergue d’un itinéraire du patrimoine des migrations :

« Enfin, qu’il ne saurait jamais y avoir qu’un seul fossoyeur indiscutable de l’ordre symbolique – ce sont les droites européennes qui, en prétendant fermer les frontières, cultivent le rêve inhumain et mortel de « vivre entre soi » – ; et, à l’opposé qu’il n’y a qu’une seule politique à leur opposer : celle d’un ordre symbolique qui ne peut se manifester fondamentalement qu’en surface, dans les joies incertaines, problématiques mais communes, de la venue de l’autre ou dans celles du voyage vers l’autre. »  

Sommes nous tout simplement dans l’ordre du « sublime » quand le pèlerin est accueilli, quelle que soit son origine, alors que tout, dans le monde politique européen environnant, semble de l’ordre des quotas et du tri ?

Au-delà de la figure du pèlerin, peinte, gravée et sculptée à des millions d’exemplaires, comme l’icône d’un Saint ou la figure de Dieu qui vient, incognito, reconnaître comment Il est accueilli, sans doute faudrait-il aussi prendre en balance, une autre forme d’équilibre difficile dans le combat de l’Ange et de Jacob : l’expérience de Dieu comme épreuve, comme violence, contre l’orgueil, de la sûreté de soi.  Et à la fin, par une ruse du combat, un corps roule, non pas vaincu, mais convaincu, éclairé, transformé de s’être mesuré.

L’hospitalité, une dernière fois, vient à la fin du combat, quand l’autre, au-delà de l’identique, et donc dans l’altérité, réclame la droiture absolue.

Vient alors la confiance dans l’hospitalier.

Cinquième temps de la réponse : le retour du soldat et le retour du fugitif

 La littérature, ou à mieux dire les littératures, ont pris en compte l’Hospitalité du chemin. Mais il est une dimension certes plus forte, parce qu’elle voile en quelque sorte la crainte, sous la longueur de l’absence : celle du retour. Elle mobilise l’oubli, comme un argument du refus et excuse celui qui ferme l’Hospitalité sous le prétexte du sortilège. 

Celui qui a vendu son âme et celui qui n’a pas vu que le bourreau la lui dérobait n’est plus digne de l’Hospitalité et de la « Reconnaissance » – aux deux sens du terme. Il est devenu transparent, autre. Il a vieilli. Et il faudrait plus que la vie, qui a repris ses droits, pour que l’Hospitalité puisse permettre de reconstituer l’ancien temps. Le temps où « …nous dormions dans le même lit nous mangions dans le même plat nous aimions la même jeune fille… » (Gabriela Adameşteanu)  

Dans « L’histoire du soldat » de Charles Ferdinand Ramuz, qu’Igor Stravinski met sublimement en musique pendant la Première Guerre mondiale, ce soldat, de retour vers son pays, échange ce qui faisait son bonheur et celui de ses proches, un violon de quatre sous, contre un livre qui permet de lire l’avenir et en particulier les cours de la bourse. Du début du XXe siècle au début du suivant, les termes de l’échange fascinant n’ont pas changé : l’art contre l’argent, le tradition contre l’avenir ; ils se sont au contraire radicalisés. Mais il vieillit lui même d’autant et doit se résoudre à ce que son amour se soit évanoui.

Et comme dans un éternel retour de l’oubli de soi, il perdra la deuxième chance qui lui est offerte avec la fille d’un roi, qu’il guérit. Errant et accueilli, il accueille et soigne à son tour. Mais Ramuz sait que le Diable est sacrément fort et que « Un bonheur, c’est tout le bonheur, deux, c’est comme s’ils n’existaient pas ! » 

Gabriela Adameşteanu, familière d’une autre forme de guerre, la guerre interne ; celle de l’exil ou du camp, ou celle encore de l’asservissement au Régime, a très poétiquement tressé le temps du départ et le temps du retour dans son roman « Intâlnirea » (La Rencontre).

Et celui qui revient qui ne pouvait « pas demeurer tel que sur la photo » se regarde et regarde ceux qui ne le voient plus.  

De son émigration, il n’hérite que de la méfiance : 

« nous n’avons personne de parti là-bas à l’Ouest

il y en a eu un mais il est mort depuis longtemps

depuis sept ans

quatorze ans

vingt et un ans

un imposteur

un indicateur

ne le vois-tu pas fureter partout du regard

aucun des nôtres n’a émigré comprends-le étranger

nous autres nous n’avons personne là-bas à l’Ouest

nous autres nous n’avons pas besoin d’émigrer

nous autres nous ne sommes jamais sortis de notre cour… 

 j’ai fait tout ce voyage pour vous dire que si j’avais su ce que je subirais je ne serais jamais parti d’ici de notre cour

j’ai fait tout ce voyage parce que je vous avais promis de revenir autrement je n’aurais jamais remis les pieds ici dans cette cour

tu remues les lèvres mais c’est un râle saccadé qui sort de ta gorge une abeille vole au-dessus de toi et l’ombre du cyprès estompe ton visage

on n’entend pas ta voix et ton corps ne dépose pas d’ombre sur l’herbe  réveille-toi et prends le chemin du retour dans la brume et l’ombre. » 

Dans le très beau texte qui figure lui aussi sur le Pont de l’Europe « Contre Babel » Juan Manuel de Prada affirme :

« Chaque fois qu’un homme éprouve le désir de construire un pont, il se rebelle contre la fatalité et contre l’infâme jugement de Babel. Il se révolte aussi contre l’égarement obstiné du repli sur soi, car le pont est, avant tout, une allégorie architectonique qui aspire à l’universalité. »  

Tandis que Rajko Djuric évoque un conte rom intitulé le Pont de Dieu « O phurd e Devlesko », celui qui relie « le domaine des vivants et celui des morts ».  

« Kon phurd kerel,

E Devlestar baht ka lel.

Kon phurd peravel,

Piro dji ka hasarel.” 

« Qui construit un pont,

Dieu le récompensera.

Qui détruit un pont

La perte de son âme causera. » 

Ainsi se termine le conte. 

Et ce sont les Ponts qui relient les itinéraires là où ils ont besoin d’être aidés, d’être reliés.  

Et c’est l’Hospitalité qui en fait la force et en scelle le dialogue.

Laisser un commentaire