
J’ai traversé une époque où la vieillesse était à part, pour ainsi dire innocente et asexuée. J’ai toujours imaginé mes grands-parents, enfin ceux que j’ai connus en couple, comme des amis de longue date qui avaient depuis longtemps accepté les malignités de l’un et les faiblesses de l’autre. A la barre, l’un après l’autre, parfois ensemble dans le cabotage, mais avec l’idée qu’ils atteindraient ensemble le rivage ultime après avoir connu tant de dangers.
Ils ont tous disparu quand mon adolescence se terminait, au moment où je constituai moi-même un couple, où mes enfants naissaient. Comment n’y aurai-je pas vu des modèles ?
Mais la vie prend un certain nombre de raccourcis. Ceux qui mènent à la vieillesse ne se voient pas toujours, ce qui fait qu’on les prend un peu en dévers, en manquant justement de se renverser. Il y a ensuite des remords et des affectations, des poses, puis des calmes résolutions. Mais il est peu de confidences. La pudeur est intrinsèque au grand âge et il faut parfois s’en remettre à d’autres pour comprendre, dans leurs yeux. Mais parfois même leurs yeux se voilent. Ils ne nous disent rien. Peut-être nous regardent-ils avec innocence, celle que nous avons nous même prodiguée, en notre temps.
Et puis l’un ou l’autre, écrivain ou personnalité, franchit le pas et avoue.
On a bien vu en France, mais aussi au-delà de l’Atlantique, que la nouvelle génération politique ne cachait plus sa vie privée. Alors pourquoi l’ancienne génération resterait seule à se tenir en-deça de la parole ? Le Président Mitterrand n’a mis en scène sa vieillesse que dans la mesure où elle l’arrangeait pour repousser d’un haussement d’épaule ses compromissions qu’il savait nommer des amitiés fidèles. Mais il a su capitaliser sa souffrance et rendre tragique son masque de douleur. Il a tout autant mis en scène sa cérémonie funèbre en réglant la place de son chien et de ses femmes et le cortège, moins l’église, a semblé une réplique d’un parcours Orthodoxe.
François Nourissier franchit le premier la limite qui, après lui, n’en sera plus une. Il dit, dans son dernier parcours, après la disparition de celle qu’il aimait et dont il a partagé la vie plus de quarante cinq années, ce qui est de l’ordre du nauffrage. Le sien, quittant cette année un jury célèbre qu’il présidait de longue date. Le sien, pris d’akinésie et de Parkinson. Mais plus encore celui du couple où « l’eau-de-feu », comme il nomme son dernier roman, a commandé les gestes quotidiens, au-delà de toute volonté.
Dans cette description parfois minutieuse, parfois lyrique d’un jeu de cache-cache avec soi, avec l’autre, avec les amis, avec les liqueurs dangereuses, il épingle une série de papillons éphémères, il croise les fuseaux d’une dentelle noire avec une précision effrayante, mais dont la transgression est certainement sans retour, pour la littérature, comme pour notre acceptation des limites éprouvantes, mais sans contours, de ce qui constitue l’honnêteté de l’aveu. Quand on a franchi les soixante-dix ans, ou comme c’est son cas, les quatre-vingt.
C’est la morale même dont il a déplacé la frontière. On ne pourrait dire au-delà sans paraphraser et sans raconter comment on en vient à se mépriser en s’aimant.
Il faut lire cette rage, entre deux orages.
Le passage qui suit est plutôt calme !
« Nous nous éloignons lentement de ce long moment de notre vie qui a failli en être le terme. Oui, plusieurs fois. Je me rappelle les quelques lignes de Donner à voir lues à quinze ans et gravées en moi, jamais relues mais que je puis citer après plus d’un demi-siècle : « La vie, l’amour avaient perdu leurs points de fixation. Tous les autres jours, toutes les autres nuits, mais ce jour-là j’ai trop souffert… » Voilà, tout est dit : ce jour-là nous avions trop souffert (et ce n’était pas forcément le même jour pour toi et pour moi). Il fallait boucler notre bagage. Seul le hasard et non pas un résidu d’espoir a retardé le moment où on se lève, où l’on marche vers la porte à pas si calmes. Maintenant la tentation, ou le courage, sont écartés. Il va falloir continuer. Cette légère brûlure, cette sécheresse de la bouche, cette soif. Tu les reconnais ? Tout commence ainsi, toujours. »