
La maison de Julien Gracq, Saint-Florent-le-Vieil
Pendant des années je suis passé presque tous les jours devant la vitrine de l’éditeur-libraire José Corti.
Une vitrine sobre, avec des livres sobres. Une ascèse !
Une bonne partie des ouvrages d’un éditeur parcimonieux, mais dont les glaces reflétaient le luxe des grilles du Luxembourg, étaient signés de Julien Gracq. Je ne savais pas qui était ce Julien-là.
Je l’ai su enfin en lisant « Le rivage des Syrtes ».
Sans Gracq, auquel je ne devais plus songer que deux fois par an, en passant devant une pile de livres à Evian, la vie sera plus difficile et je veux reprendre au bond une phrase sur l’attente, dans la garnison où les guerriers continuent d’éclairer les disparus :
« …il nous faudra vivre maintenant pour de longs jours comme dans une chambre familière dont la porte battrait inopinément sur une grotte. »
Assouline dit que ses textes étaient parfois sur-écrits…pour heureusement ajouter un peu plus loin qu’il nous tire vers le haut.
Ce haut est aujourd’hui très haut.

Et puis un jour, j’ai vu de près cet homme du secret de soi. J’avais été invité au Théâtre de la Tempête, dans le bois de Vincennes. Un ami jouait dans une pièce de Heinrich von Kleist, « Penthésilée ».
Une nuit sauvage. Une nuit de pluie battante, juste dans l’esprit de cette démence de la guerre où les draps tirés par les amazones transperçaient le décor.
C’était une première. Vers la fin des années quatre-vingt. Les critiques parisiens étaient là. Comme le traducteur du texte, qui n’était autre que Julien Gracq lui-même (José Corti, 1985).
Victime d’Achille. Eblouissement amoureux d’Achille. L’amour et la mort au double visage. Penthésilée, doublement prise dans le piège.
A un moment de forte intensité, une porte s’est ouverte au fond du théâtre, laissant passer un grand coup de vent et un clochard est entré. D’abord il n’a rien vu, ébloui par la lumière artificielle. Puis il a vu et ne s’est pas étonné pour autant de l’agitation et de la poussière. Il y avait de la paille, de la chaleur. Il s’est allongé. Il a été bercé par les mots de Julien Gracq.
Beaucoup ont cru à un artifice de mise en scène. C’était pourtant un vrai clochard, dont l’âme malhabile rendait hommage aux mots de l’immortalité.