Jeudi 13 décembre 2007 : Strasbourg : une découverte absolue

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Il ne s’agit pas seulement d’une découverte. Chaque jour on peut trouver un livre nouveau, je veux dire réellement nouveau, qui captive et retient le souffle. J’ai pris l’habitude de signaler, au détour d’un billet d’humeur ou au cours d’un voyage où les aéroports accueillent pour de trop longues heures le voyageur solitaire, ces ouvrages qui deviennent pour quelques jours des compagnons, et qui resteront agrippés, comme un recoin de bonheur secret, dans le lobe du cerveau le plus approprié. 

Livres nouveaux, ou livres anciens. Je ne suis malheureusement pas un lecteur si intensif que rien de m’échappe. Je suis devenu un amateur de livres, comme je suis amateur sur tellement d’autres plans. Je ne fais donc confiance qu’à une sorte d’instinct personnel, une fois rendu devant les rayons d’un libraire.  

J’écoute rarement les émissions littéraires et je lis encore plus rarement les revues spécialisées. Cela changera peut-être ? 

Mais quand j’ai l’occasion de me rendre dans une librairie dont les employés lisent et conseillent, je ne cherche pas à échapper à leurs avis ; je les suis. Ces libraires-là sont pourtant devenus très rares. 

Parmi tous les écrivains qui, ces dernières années, m’ont touché, les plus présents sont ceux qui mettent les mots au cœur de l’intrigue ou du propos. Je dis bien les mots et ce n’est pas une évidence : les mots d’abord et leur caractère précieux.    

En ce qui concerne Jean-Loup Trassard, je dois le bonheur de sa lecture à une interview d’allure un peu étrange sur France Culture. Un homme qui parlait, avec autant de précision, d’un taupier et de l’obstination des abeilles, ne pouvait que collectionner les mots comme des cailloux précieux aux faces émoussées et longtemps caressées. Mais qui parle de cet écrivain majeur ? Qui conseille sa lecture ? 

Sorj Chalandon fait également partie de cette famille là, mais il a été heureusement distingué par un prix il y a plus d’un an.  

Sur une des tables de la librairie Kléber à Strasbourg, une note de libraire écrite à la main dans une encre presque ton sur ton, signalait un petit livre à couverture jaune. Pierre Silvain a signé il y a quelques mois un roman intitulé « Julien Letrouvé colporteur ». 

Un livre sur les livres. Un livre sur la lecture.

Un livre sur les paysages voisins du Luxembourg que j’ai appris à aimer, à chaque fois que je vais ou reviens de Paris, comme des orées de champs de batailles, d’affrontements réguliers entre les deux grands fragments d’Europe laissés face à face par l’Empire carolingien. Et au fur et à mesure que les assiettes géologiques du bassin parisien se séparent les unes des autres, en autant de côtes, en autant de zones d’affrontements humains, elles laissent doucement venir le plateau lorrain. 

Il y a eu Verdun et un grand père évanoui. Et toute une jeunesse écrabouillée. Et une grand-mère et une arrière-grand-mère meurtries.   

Et il y a un moulin, toujours signalé, à Valmy.   

Les sons du roman de Pierre Silvain sont proches des bruits de l’eau qui atteint le sol d’une forêt. Quand la manne humide a lessivé la canopée et s’infiltre dans la masse verte de la mousse, chargée de toutes les particules lavées sur les feuilles et le long des troncs. 

Son auteur sait combien un lit de feuilles mortes est précieux et comment les insectes crissent sur elles avec une telle douceur que ce charme peut retenir le sommeil. Il s’ait capter un brouillard ténu dans un rai de lumière. Il sait le poids des mots pour dire la légèreté et l’évanescence des impressions et pour clouer au sol les morts des batailles. 

Julien doit ressembler à ces hommes se protégeant de la morsure du soleil sous un chapeau à large bord dans les gravures que j’ai collectionnées un moment sur l’errance ou au violoniste de Charles-Ferdinand Ramuz dont l’âme naïve de petit soldat ne sait pas reconnaître le diable.  

Julien est né des femmes et non d’une seule. Il a été mis au monde par leurs voix conjuguées qui se mêlent, dans l’éloignement des hommes. Il est comme l’enfant du hammam, présent le jour des épouses et des filles, tant qu’il reste un enfant. Il est le fruit du secret de ce qui se cache sous les robes et dans les confidences des corsages. Il est le fruit errant d’un cénacle éternel qui, après tous les dangers mortels a su, de nouveau, engendrer une vie nouvelle. 

Jeté sur les chemins quand, adulte, il sera destiné à disséminer les mots et non pas sa semence.  Il engendre l’errance. Il rencontre l’Europe des Révolutions. Il s’insinue entre les remous de l’Histoire. 

Il faut aimer les mots. Encore plus aujourd’hui quand ils s’érodent chaque jour sous l’usure de nouveaux moyens de communiquer. Il faut aimer les mots quand s’annonce leur disparition. Un effacement progressif inaperçu devant l’ampleur de l’extinction des espèces, dont on a fini par parler à tort et de travers, comme un sujet d’actualité télévisée. 

Deux minutes pour paraphraser une image, puis quelques secondes, puis une simple image légendée, puis la seule couverture d’un magazine, pour toute information.  

Les mots disparaissent au fur et à mesure où les discours se répandent comme des jets d’eau tiède. 

Pierre Silvain s’empare de deux mots et ils se frottent comme des graines dans un fruit sec. Il en prend trois et le diable sort la tête. Il déroule une phrase et le monde fait un tour sur soi : une révolution. 

Sans doute en raison de la sécheresse de ce qu’on me demande d’écrire dans ces tristes jours d’hiver embrumés, je ressens un bonheur sourd à lire les deux premiers mots et à entendre les deux graines s’entre choquer… « Toutes les couvertures bleues sur le fond couleur de sable étaient comme un attardement des beaux jours. » 

Le livre est ensuite emporté dans vers un destin maléfique, à la rencontre des brûleurs de contes. 

Assez dit pourtant. 

Suivez ce Julien-là. Vous comprendrez mieux la Prusse et Voltaire, les fêlures des soldats de conviction et la haine des soldats perdus : 

« Julien Letrouvé se posa beaucoup d’autres questions, il pensa aux histoires qu’à haute voix on lisait dans les livres pendant les veillées, aux pères maudissant les fils en prenant avec de grands gestes le ciel à témoin de tant de vilenie, aux maîtres dénonçant les fermiers qui volaient, aux servantes grosses jetées à la rue avec leurs hardes, à tous les hommes proscrits, aux héros malheureux que la solitude au fond d’un trou et les imaginations de la nuit faisaient de lui. Il ne savait pas si déjà il était endormi lorsqu’il entendit le cri du grillon et le confus chuchotement des mots qui montait des livres insomnieux dans l’obscurité de leur boîte. »      

Le commentaire du libraire s’étonnait, de manière un peu acide, du fait que ce livre là, qui méritait un grand prix littéraire, n’en n’avait pas reçu.  

Je sais bien qu’un libraire, qui par nature connaît le monde des lettres, ne peut vraiment s’étonner de cette ignorance.  

Qui donnera un prix un peu renommé à un petit éditeur comme Verdier, à un petit livre jaune et à une langue précieuse qui parle d’un illettré amoureux des livres ?  

Le livre Inter peut-être ? 

Et tous ceux qui se servent encore des mots pour dialoguer avec les incertitudes humaines.

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