Dimanche 2 décembre 2007 : en comptant les jours, la Roumanie va jusqu’au bout

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La journée de samedi a été bien remplie. De la côte atlantique à Versailles, puis de Versailles à Esch-sur-Alzette. 

Je sais ! Si je donne l’énumération dans cet ordre, on va rire et me demander pourquoi ajouter au trajet un détour à Esch et ne pas aller directement dormir à Echternach ?  

C’est que je ne voulais rater sous aucun prétexte la longue nuit roumaine qui terminait l’extraordinaire programme préparé par la Kulturfabrik pour Luxembourg 2007, un programme que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer en début d’année pour le passage de Ana Blandiana dans une soirée consacrée à la littérature de ce pays.  

Un festival du film roumain au Luxembourg eut été impensable il y a encore dix ans, voire même cinq ans. Mais autant que je puisse en juger, il en naît partout en Europe aujourd’hui, parce que les récompenses s’accumulent, de Paris à Cannes et de Cannes à Berlin.

Une trentaine de films et de documentaires seront projetés en huit jours, qui ont tous, sauf exception (« On the road » de Dumitru Budrala sur la transhumance, ou « Gratian » de Thomas Ciulei) moins de trois ans. Cela signe un cinéma puissant, jaillissant et divers qui n’a pas pu naître sur rien, sans parents.   

Commencée par la projection de 4 mois, 3 semaines et deux jours, la soirée s’est poursuivie par une conversation avec un des acteurs, Vlad Idanov, mais sans le metteur en scène, Cristian Mungiu, retenu à Berlin où il obtenait un prix supplémentaire le même soir.  

Prélude donc, mais à un ensemble de musiques tourbillonnantes et ensorceleuses où la « Nuit Gitane et Orientale » de Tony Gatlif a ouvert dans une sorte d’exacerbation une sélection inégale, mais tout de même représentative, réalisée par une des responsables du Musée du Paysan roumain.  Groupe de musiciens de restaurant en costume rouge qui m’ont fait penser à l’orchestre de l’hôtel intercontinental, témoins d’un entre deux monde, suivant l’ensemble Iza du Maramures qui m’a ramené dix années en arrière, lors du Mamamuzical à Botiza et Ieud, mais cette fois avec un peu trop de savoir-faire et de roublardise, et pour terminer, la fanfare de Lapusnic, plus proche de l’ensorcellement. 

Un tourbillon vraiment et pas seulement nostalgique ! Une porte ouverte à la préparation d’un itinéraire sur les Roms que le Conseil de l’Europe nous remet sur la table chaque année. Le ferons-nous un jour ? 

Tandis que je cherche sur Google s’il existe un site du film, le moteur de recherche m’affiche en tête de liste : (4 mois 3 semaines) et (deux jours) = 144,7474 et me demande si je veux en savoir plus sur la fonction calculatrice de Google. 

En fait pourquoi voudrai-je en savoir plus quand le film me dit tout ? Tout sur le calcul.  

Dans ce monde qui précède de peu les « événements » de 1989, tout est calcul en effet. Le prix d’un paquet de Kent qui servira de monnaie d’échange ou de cadeau, le prix d’une chambre d’hôtel, le prix d’une toile cirée, le prix d’un avortement, le prix de la vie, le prix du corps. ET tout simplement le prix du silence, dans le calcul automatique du temps qui passe, et ne finira jamais.  

Le silence ! Ce qui manque le plus dans ce film qui nous fait sentir en permanence la pesanteur des bruits dans un univers où les cloisons ne servent qu’à amplifier, à assurer une transparence perpétuelle des âmes et où la nuit même est peuplée du cri des troupeaux de chiens errants.  

Ce film est pourtant l’histoire d’une échappée ! 

L’enfer c’est les autres ! Parfois c’est un secours, mais rarement ! Il existe pourtant dans toute cette Roumanie en attente de quelque-chose et où chaque être est dépendant – à la merci – des autres, une seule altruiste qui secoue son amour propre et son amour tout court pour aider son amie et chercher une voie toujours compassionnelle et honnête. Une amie qui elle, a su se faire aimer, mais ne sait rien de la valeur de l’échange. Elle est aimable, c’est tout, et cache son 144e jour comme elle peut, avec des larmes qui attendrissent, une peur qui stupéfie, même si elle s’accroche désespérément au cou de celle qu’elle est finalement prête à sacrifier.  

Le bouc émissaire, ce ne sera pas elle !

Il y a un mauvais moment à passer, certes, le risque de la prison, le risque du crime, mais le mensonge est un moyen qui n’encombrera pas son remord, ni sa conscience, puisque tout est mensonge, d’une extrémité du pays à l’autre, du sommet de l’Etat au chauffeur de taxi, de la gardienne de l’hôtel à la maman sénile de l’exécuteur des hautes œuvres.  

Puisque le mensonge dit la vérité universelle d’un monde de fous, le mensonge ne peut pas tuer ! 

Une échappée à laquelle personne n’échappe pourtant ! Sauf Ottila qui sait toujours trouver une solution, qui doit toujours trouver une solution et dont on peut être certain que vingt ans après ce moment douloureux et après la fin du Régime, on doit certainement toujours lui demander service, puisqu’elle est intangible et qu’elle ne juge jamais. Seule son attitude dénonce ce qui l’entoure, fait voir comment le monde se tort et se déforme, mais pas ses paroles, ni son regard !  Mais après le temps des dénonciateurs, est venu celui des spéculateurs. Il y a des êtres qui résistent et qui ont résisté. Toujours à côté de la pente facile.

Autrement dit, j’ai pris un coup de poing dans la figure !   

Bien entendu, j’imaginais quelque chose comme cela. Mais justement ce « comme cela » fait toute la différence ! L’univers carcéral est au sens propre inimaginable à celui qui n’y a jamais participé. 

J’ai bien mesuré à la fin des années 90 cette espèce de frénésie à échanger en permanence des piles de billets sales et fripés et ce besoin permanent de cigarettes américaines, de bon café et de vrai chocolat. J’ai compris qu’aucune transaction ne se faisait sans une périphérie : cadeau d’une longue conversation sur l’air du temps ou sur l’air de rien, et cadeau tout court. J’ai ressenti comme un soleil cette convivialité permanente faite de petites douceurs, de repas préparés avec soin pour la réception du lendemain, de présents émouvants, ce besoin permanent d’une fleur et d’un cercle d’amitié et en même temps cette recherche de lieux ouverts où se faire des confidences, loin du voisin. Une douceur du contact et en même temps cette peur permanente des prédateurs et de cette violence qui peut fondre d’un instant à l’autre sur vous, implacable.

 L’autre, le meilleur ami ou le traître. Qui sait ? 

Je reste sous l’effet d’un coup de poing. A la fois à l’estomac et dans la figure. Mais je ne pense pas être le seul !  

Cristian Mongiu, comme Cristi Puiu nous donnent à voir plus que le vraisemblable. Avec eux il n’est pas même question de se dire que c’est presque le réel. Non, c’est le réel. Mais pourtant, ce pas la vérité pure et simple. Ca ne l’est pas parce que le choix des acteurs est remarquable et qu’on les adopte immédiatement tant leur connivence est grande avec ce qu’ils nous disent, et que nous sommes. Comme dans la perception de la peinture, on est placé en effraction dans le regard de l’artiste. Et ce sont des acteurs qui nous y aident !

Le réel, tout le réel, mais dans une œuvre ! 

« Orbitor », nous dit Cartarescu. Dans l’orbite, dans l’éblouissement immédiat du drame quotidien.

Autrement dit, il ne s’agit pas d’un documentaire vérité sur deux étudiantes, mais sur des dieux et des déesses de l’Olympe, placés entre les murs trop minces et trop sales d’une Cité U et devant les carreaux de faïence d’une chambre sordide. Le réel de l’histoire du monde, le réel d’Homère et des sales combinaisons des Dieux et des hommes.

L’œuvre d’art.  C’est entendu ! Et une sacrée œuvre d’art.  

Mais pour le cinéaste, il faut bien raconter ce drame jour après jour, un drame contre lequel il ne reste plus que la défense des nombres. Il faut compter, justement, et essayer de truquer les chiffres.  

144, pas plus, mais pas moins, ou peut-être pas !   

Et à obliger le spectateur à regarder…oui regarder, pas à imaginer, mais à regarder de ses propres yeux la honte du coït imposé et le sordide du fœtus ensanglanté.  Un crime, doublé d’un viol. Et le viol est le prix du pardon, ou plutôt de l’effacement de ce corps mort-né qu’il faudra dérober une ultime fois, à l’appétit des chiens errants et des policiers en patrouille. 

Tous ces cinéastes ne font-ils que dire : « la révolution a bien eu lieu », juste pour s’en persuader ?  Certes ! Mais en filmant les heures ordinaires, d’avant et après, ils nous filment tous, car nous sommes tous compromis.  

Compromis d’avoir laissé faire, au-delà de la frontière, compromis de continuer à nous méfier de ce pays, tout en jouant les esthètes émerveillés, compromis parce que nos dirigeants continuent à donner des leçons en regardant vers l’Est, sans balayer devant leur porte. 

Le dialogue entre nous est pourtant au prix ce ces œuvres-là ! 

Ils viennent de nous offrir des cadeaux. Qu’avons-nous, à notre tour, à leur offrir ? L’expulsion ?

Regardez bien ce film avec attention et en ouvrant les yeux.

L’histoire a déjà avorté une fois ! Voulons-nous que cela recommence ? 

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