Lundi 2 juillet 2007, Caglliari…en souvenir de Milan déserté et de Patrick Modiano à Paris et Lausanne

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Je replonge dans les livres trop vite lus, ou bien lus à un moment où ils ne pouvaient sonner juste. « Voyage de Noces » de Patrick Modiano est de ceux-là. Je regarde la date de publication : 1990. J’étais trop tendre ; à la veille de recevoir un coup que je méritais peut-être, mais que j’aurais dû savoir éviter.  

Il est passé dans ma mémoire comme un météore dont j’ai apprécié la construction, sans trop chercher ce qu’il disait sur le besoin de se cacher, aujourd’hui comme hier.

J’ai compris l’hier, parce que sur les débuts de la Seconde Guerre mondiale, j’avais quelques repères, mais sur le présent qu’il évoque, je n’ai pas vraiment compris. Ce livre prend un autre sens aujourd’hui pour moi, comme s’il s’agissait d’un ouvrage à peine né. Pourtant Modiano a publié il y a deux ans des aveux qui donnent une des clefs de celui-ci. Son « Pedigree » se laisse en effet aller, avec cependant une retenue fabuleuse, après des années de silence embarrassé, à la lecture des plaies et des marques de souffrance qui ont forgé une douleur permanente dès l’enfance.  

On comprend mieux du coup, pourquoi, dans une ville étrangère et déserte, comme Milan au mois d’août, on peut chercher à disparaître et y rencontrer par hasard le syndrome de la glissade sans retour et du suicide en contemplant les errances et le réveil de la mémoire.  

Etrange, je m’y suis moi aussi arrêté, il y a trois ans, un 16 août. Même jour, même date.

La ville est désertée, à l’exception de quelques restaurants qui y recueillent le soir, les habitants qui ne trouvent pas d’autre refuge. 

La mi-août est le point culminant des vacances italiennes, plus que partout ailleurs en Europe, sans doute. Depuis Milan, j’ai contemplé ébahi, à la télévision, la course du palio de Sienne, dans toute sa violence. Comme une corrida, sans pitié, une sorte de spectacle antique, beau comme une tragédie répétée chaque année, en forme d’exorcisme.   

Et (re)lire ce jeu de miroirs, dans une autre chaleur d’été, à Cagliari, entouré de la circulation des jeunes filles en fleurs, lui donne un relief désuet. Comme un jeu de barricades mystérieuses. 

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Cagliari est un port ; un port d’émigration, un port de croisières où les grands paquebots barrent les avenues descendantes. Un port où l’on célébrait hier en fin d’après-midi, en procession, une Vierge du sauvetage, comme la Bonne Mère de Marseille, vers une église pleine d’ex-voto. Avec les bateaux tout autour, les marins pompiers, et une foule qui se signait non sans avoir porté la main aux lèvres.

Où ai-je lu il y a des dizaines d’années que la Sardaigne était un peuple de pasteurs, contrairement aux marins Siciliens et que sur leur île bateau, ils ne regardaient la mer que si ils y étaient obligés. Chez Dominique Fernandez, sans doute ! Le port est couronné de bastions pour tout voir et pour emprisonner les forcenés.  De quelle autre histoire de la Méditerranée vient-on ainsi remettre en forme les clandestins de la vie ?         

J’écoutais en me rendant à Paris notre ami Philippe Meyer – je dis notre ami car je sais que je partage mon admiration familière pour cet homme avec d’autres – à qui la radio française ne laisse plus que des minutes chichement comptées pour exprimer son humour et sa sensibilité de promeneur infatigable des humeurs singulières et des lieux de mémoire. Une intelligence inemployée qui doit certainement trouver le chemin de son propre exil intérieur. 

Il évoquait ce lieu pour moi – comme pour lui je veux le croire – mythique qu’était l’Ecluse. J’en ai parlé il y a quelques jours à propos de Marc Chevalier.  

Philippe Meyer est sans doute le dernier à pouvoir évoquer les compositions d’un chansonnier de mon enfance que j’ai dû aller écouter – en vrai – deux ou trois fois dans la tournée que le dit « club des chansonniers » faisait dans toutes les salles de banlieue. Le « Colombes Palace » était en effet un palace de banlieue offrant bien des commodités et en tout cas une grande scène. Jacques Grello était une icône. Il le reste. Mais son nom ne dira bientôt plus rien à personne, si ce n’est dans l’évocation de « La Boîte à sel » qu’il a produit quelques temps à la télévision unique des années cinquante-soixante et que la censure a amené à se saborder. De ces petits chefs d’œuvre légers, que les chansonniers produisaient parfois même dans l’actualité de quelques mots que leur soufflait le public « en plein interactivité », comme on dirait aujourd’hui, il reste ce petit couplet d’une chanson désuète qui évoque un Paris d’été déserté et qui correspond si bien à la superposition des étés qu’évoque Modiano : « Il fait chaud ». 

Milan déserté. La Côte d’Azur vidée de ses riches cosmopolites, avant que la police ne les prenne au piège. Paris déserté tel que le mois d’août le laissait exsangue il y a encore vingt ans.  Cagliari que j’y ajoute, sous un soleil implacable qui libère le corps des femmes.    

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Après l’errance, un kilomètre est parfois comme un siècle ! 

« J’avais donc prévu de changer d’hôtel tous les huit jours et de les choisir dans ces quartiers périphériques de Paris que je fréquentais autrefois. Du Dodds, porte Dorée, je comptais me transporter à l’hôtel Fieve, avenue Simon-Bolivar. Je devais partir ce soir, mais je n’ai pas demandé ma note. Moi qui avais parcouru tant de kilomètres entre les divers continents, la perspective d’un trajet en métro de la Porte Dorée aux Buttes-Chaumont m’a fait peur. Après huit jours porte Dorée, j’ai craint de me sentir dépaysé, là-bas. Peut-être aurai-je le courage de partir demain matin. Mais vraiment, j’appréhendais une arrivée avenue Simon-Bolivar à la nuit tombante et une coupure trop brutale avec les habitudes que j’avais prises ici, porte Dorée. » 

Modiano sait bien que les mémoires superposées, où il glisse subrepticement des couches de la sienne, ouvrent des pans entiers de la sensibilité des Parisiens, ses lecteurs privilégiés.

Mon père, devant le musée des colonies, devenu musée des Arts Africains et Océaniens quand nous allions grimper dans le rocher des singes.

Tristesse d’avoir vu ce que la future cité de l’histoire des migrations risque d’en faire ! 

Et toutes ces avenues, dans la torpeur ensommeillée des concierges, gardiens des palais déserts.

Je vais reprendre aussitôt que possible les ouvrages de Modiano que j’ai laissés dormir.  

Cette mémoire entre lac de Genève et Paris appartient aussi à mon parcours. 

Et dans l’errance des dernières années, je crois me souvenir qu’il évoque ces boîtes à musique qui se trouvaient il y a peu encore dans les salles d’attente des trains suisses et tout particulièrement en bas de la « Ficelle », au départ du métro de Lausanne, tout près du port d’Ouchy, où les montagnes, au-dessus d’Evian, viennent si souvent calmer mes inquiétudes, quand je ferme les yeux. 

Un lieu ou plutôt un centre, où la conscience vient se remettre en ordre, se poser, comme le centre de gravité de toute une vie.

Et le son aigrelet d’une boîte à musique…et des danseuses en tutu, qui tournent sur elles-mêmes, le temps de l’émerveillement des enfants. 

 

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