Dimanche 10 juin 2007, Luxembourg : l’identité européenne

Sopron

Je vais peut-être finalement avoir la possibilité de recoudre les mois qui viennent de s’écouler. Il est vrai que le temps pris à laisser un souvenir s’endormir, lui redonne plus de couleurs quand je le réveille. 

Je n’ai pu disposer que d’une seule journée à Paris. Elle m’a permis de prendre le temps d’un dîner avec ma fille aînée. Autrement, j’ai pu mettre tardivement le nez dehors, pour regarder monter et descendre les grands corps éclatés d’Annette Messager qui menacent un pauvre Pinocchio à roulettes parcourant sans fin sur un traversin la fosse rectangulaire du forum du Centre Pompidou.  

Une métaphore involontaire de l’avenir du nouveau Président français ? 

Le parcours d’Annette Messager reste aussi une parallèle que je regarde de manière régulière, depuis les premières cicatrices et les première broderies découvertes à la fin des années soixante-dix dans les magazines à partir duquel Alain Macaire m’a appris à concevoir la mise en page de Textile / Art : Info Artitudes et Canal.

Il y avait dans ces années-là, une grande fascination pour ces liturgies intimes qui acceptaient de montrer des souffrances qui tiennent au corps, et plus particulièrement au corps féminin. Ce sont également les plus belles années du travail d’Orlan.  

Entre le textile, souvent œuvre de femmes, ou d’hommes fascinés ou effrayés par les secrets de la féminité et le travail conceptuel, corporel, social de ces artistes, le dialogue était souvent de mise. Nous avons consacré de nombreux thèmes à l’art souple, au soft art et à ces poupées fascinantes, faites de tissus collectionnés ou sacrifiés, des tissus qui avaient subi des vengeances et que l’on retrouvait de part et d’autres des frontières si artificiellement tracées entre l’art brut, l’art des fous, et celui de plasticiens prisonniers de leur corps et qui en extirpaient ces objets transitionnels, encore plus attirants pour eux, que le morceau de tissu ou l’ours, que les enfants ne peuvent accepter de voir lavé.       

Il y avait du vent. Les parisiennes étaient d’une beauté estivale. Les parisiennes étaient toutes jeunes. Les parisiennes étaient aux terrasses, éclatantes de charme, même à une heure avancée de la nuit…

Comme il y a trente ans ?

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Annette Messager

Mais il a fallu revenir. J’avais rendez-vous vendredi passé avec deux jeunes chercheurs qui souhaitaient m’interviewer depuis plusieurs mois. Ils travaillent à Francfort sur le Main avec le Professeur Gerhard Wagner sur le rapport du tourisme culturel et de l’identité européenne ; une question posée, mais non vraiment théorisée par le Conseil de l’Europe. Une demande posée au point de départ du programme des itinéraires culturels.  

Autrement dit, quelle est la mémoire identitaire des lieux, le paysage de la mémoire qui se dessine lorsque nous nous racontons ? 

Comment se fait la mise en scène touristique entre les prescripteurs qui en ont déterminé les espaces et les thématiques, les metteurs en scène du spectacle touristique et les spectateurs eux-mêmes ?  

L’entretien a duré plus d’une heure et comme j’avais oublié depuis longtemps la raison pour laquelle ils étaient venus, j’ai été pris à froid, ce qui, au fond, n’était pas plus mal. Et lorsqu’ils m’ont demandé de rechercher comment je caractériserais l’identité européenne pour moi-même et les sources de mon intérêt pour cette préoccupation, j’ai immédiatement répondu :

« Au plus loin que je me souvienne, mon arrière-grand-mère me racontait l’arrivée des Prussiens dans sa campagne d’Île-de-France après la défaite de 1870. Puis ce furent ma grand-mère et mon père qui me parlèrent de l’être qui leur était le plus cher, disparu on ne sait où dans une tranchée ou une galerie du côté de Verdun. Et mon père encore qui, pendant toute sa vie a évoqué pour toute la famille ses années allemandes, si longues, après avoir été capturé en Alsace et emmené avec bien d’autres, sur le Rhin, vers une ferme, puis une briqueterie. »  

Conflit et réconciliation…C’est certainement aussi ce dont j’ai dû parler aux jeunes réunis à Saint-Jean d’Angély quand je les ai plusieurs fois lancés sur le sujet de l’identité européenne. 

Et j’ai évoqué ensuite les voyages…et la manière dont ma grand-mère et son second mari cheminot, mon père et ma mère eurent à cœur de me faire parcourir l’Europe en chemins de fer…L’Europe des années cinquante et soixante, cela va sans dire ; une Europe qui ne dépassait pas Vienne à l’Est et jetait un voile pudique sur les régimes totalitaires qui régnaient dans la péninsule ibérique. De l’atmosphère plombée qui recouvrait San Sebastian en 1952, j’ai pourtant des souvenirs. 

Sopron

Est-ce vraiment une des raisons pour m’être retrouvé aujourd’hui sur des routes d’Europe, dans un travail de mémoire constant avec ceux qui proposent d’ouvrir de nouveaux parcours.

« En quoi cela intéresse-t-il nos besoins de redevenir Européens ? »  Première question et fil rouge qui nous permet de travailler ensemble plus longtemps, en équipe avec tous ces passionnés qui ont pris l’Europe à bras le corps. 

Ils étaient finalement très jeunes ces deux étudiants qui n’avaient pas connu la guerre ; tout juste le mur. Comme sont très jeunes les deux futurs architectes français qui m’ont demandé de faire partie de leur jury dans quelques jours à l’école d’architecture et du paysage de Lille.

Ils viennent de parcourir – du 26 juillet au 6 octobre 2006 – la mémoire d’une « frontière » qui n’en n’est plus une et qui serpente de Swinoujscie à San Bartolomeo, de la Mer Baltique à la Mer Adriatique, le long de laquelle on trouve 167 postes frontières, huit pays de l’Union Européenne dont cinq sont entrés il y a peu dans le club.

Autrement dit l’actuelle frontière de Schengen.  

C’est cet espace sans épaisseur, ce territoire fantasmé qu’ils ont voulu arpenter. « En effectuant une « couture » le long de la frontière, un aller-retour systématique d’un pays à l’autre, nous sommes allés rechercher durant deux mois et demi du voyage l’incarnation spatiale de cette ligne imaginaire, et ce que celle-ci engendre en termes d’usage, d’urbanisme, d’architecture… » 

J’avais écrit, il y a déjà un moment sur ce lieu de mémoire qu’est l’espace du pique-nique pan-européen à Sopron, découvert sous la conduite de Zusza Cros Karpati…premier lieu de sortie de l’Est vers l’Ouest, première hémorragie en août 1989.  

Ils ont donné une méthodologie et une éthique à cette recherche sur les paysages – frontières – mémoires. Je m’attaque à la lecture des trois volumes qu’ils présentent. J’espère que nous pourrons travailler ensemble après la reconnaissance de leur diplôme.  

Je sens renaître de plusieurs parts une volonté de revenir à l’idée d’un itinéraire des lieux de mémoire de l’Europe…  

Au fond que faisons-nous d’autre que de tenter de recoudre, souvent avec difficultés, ce qui, toujours, se déchire, par facilité ?

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