Samedi 28 avril 2007, Luxembourg souvenirs d’enfance, une dédicace

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L’enveloppe était arrivée pendant mon absence. Je n’y ai tout d’abord pas fait attention. Elle faisait partie de la pile que j’ai rapportée à la maison pendant le week-end, avec des communiqués de presse et des cartons d’invitation venus de toute l’Europe. Mais là il s’agissait d’un catalogue. « Denise Majorel, une vie pour la tapisserie », un ouvrage qui soutient une exposition au Musée départemental de la tapisserie à Aubusson.  

Sur la couverture, un visage connu, dans la quarantaine. Un visage souriant aux cheveux noirs fournis et aux sourcils bien marqués. J’avais reçu une image de cette couverture de la part d’Alain Ohnenwald, le fils de Denise, quelques semaines auparavant. Mais l’image était différente. Un autre projet de couverture ? Denise y était plus élégante, plus hiératique, plus conquérante encore. Elle inaugurait la Galerie La Demeure de la Place Saint Sulpice, le 20 février 1968. Une étape majeure dans la carrière d’une galeriste. 

Toujours sur la couverture, un montage propose une sorte de mosaïque, peut-être un peu trop complexe. Il est difficile de s’y retrouver entre des œuvres de Jean Lurçat, Jean Picart Le Doux, Robert Wogensky, Mathieu Matégot, Michel Tourlière, Mario Prassinos, Le Corbusier…comme si on avait voulu rassembler et fondre tous les artistes que Denise a côtoyés, accompagnés, maternés parfois. Ceux en qui elle a cru.  

La plupart, que j’ai connus ; rencontrés une fois, ou revus dans leurs différentes fonctions officielles, comme Michel Tourlière.  Dans cette liste, quelques-uns restent encore des témoins. Bien peu.  

Je regretterais de n’avoir aperçu Jean Lurçat qu’entre deux portes et Le Corbusier dans son cercueil parisien. Quant à Jacques Lagrange, disparu en 1995, je n’ai fait sa connaissance que trois ans avant son décès, dans son atelier. Il m’a donné une gravure et j’ai découvert, bien tard le rôle qu’il avait joué auprès de Jacques Tati, pour concevoir les gags les plus marquants de ses films. Je conserve précieusement à Evian un dessin de Lagrange présentant la silhouette du grand homme à la pipe, dont je regarde encore et encore, sans me lasser, à chaque fois que j’ai besoin de retrouver le moral, l’admirable « Play Time ». Le rire se poursuit alors des heures, sans raisons. Il suffit de regarder le portrait de Lagrange qui a été choisi pour ce catalogue : avec sa moustache pointue, il semble en effet tout droit sorti d’un film de Tati. 

La photographie d’une œuvre spatiale de Pierre Daquin me ramène aussi à l’amitié. Avec celui-là, c’est plus que de l’amitié. Il faudra que je dise et écrive bientôt tout ce que je lui dois. 

A la première page du catalogue ; une petite écriture fine : « A Michel Thomas Penette qui, par ses écrits et sa présence, a soutenu le travail de La Demeure et de ses directrices. Très amicalement ». On ne dit que rarement quand a eu lieu une première rencontre, surtout s’il s’agit d’une amie femme. Sauf sans doute quand elle a été déterminante et si cela n’a plus d’importance pour l’un et l’autre d’en préciser la date, en raison du temps qui a fui.  

1963, je pousse la porte d’une galerie de la rue Cambacérès : les tapisseries de Prassinos, Singier, Tourlière étaient placées sur les murs comme autant d’enchantements. C’est certainement le premier catalogue d’exposition qui m’a été offert. J’étais lycéen, en première et un professeur d’anglais nous avait apporté à la fin d’un trimestre deux petites tapisseries. Il s’agissait, je pense, du dernier cours à l’approche des vacances de printemps. Un coq, un taureau…l’âme de l’iconographie de Jean Lurçat était devant nos yeux. Il nous avait aussi donné cette adresse, proche de la Gare Saint Lazare, ma gare de banlieusard. Il y amenait les étudiants américains à qui il donnait, à l’American Center, un aperçu abrégé de la culture française.  Je me souviens encore de ses paroles : « Plutôt que de les assommer avec des commentaires sur la littérature, je les emmène à La Demeure. » Il se nommait Noël. Je pense que ce n’est pas un hasard. 

Exactement comme lorsque j’écoute une « Doina » chantée par Maria Tanase, ou « L’homme à la moto » chanté par Edith Piaf, j’ai la chair de poule en regardant ce catalogue. Je ne trouve vraiment pas d’autre comparaison, en effet, que cette évocation musicale, pour dire ce que j’ai ressenti en ouvrant ce libre préparé par Gérard Denizeau. Ceux qui connaissent la chanteuse roumaine apprécieront, les autres chercheront les quelques disques disponibles à l’Ouest de l’Europe, en dehors de son pays d’origine. Je crois que tout le monde a par contre frémis en écoutant la chère Edith !  

Denise Majorel qui prend en main avec Madeleine David la destinée de la tapisserie française dans les premiers jours de l’après-guerre, a créé la galerie La Demeure en 1950…faut-il en dire plus sur son âge ?   

Qu’est-ce au fond qu’une rencontre ? Un hasard déterminant. 

Pourquoi Madeleine David a-t-elle eu la patience de nous expliquer ce travail mural…et de nous présenter à Michel Tourlière, puis la fois suivante de demander à Matégot de nous dédicacer un livre. Nous avions dix-sept ans et aucun moyen de faire l’acquisition de ces œuvres qui nous apparaissaient somptueuses. 

Le temps a passé. Celui des études ; sérieuses, scientifiques. Mais de temps à autre, je suis revenu. Il suffisait de remonter vers Saint Augustin et de prendre le chemin de rejoindre les Champs-Elysées…La Demeure, une étape rêvée.

J’ai découvert la Biennale de Lausanne, dans sa seconde édition. Entre-temps Lurçat avait disparu. 

Le temps s’est écoulé de nouveau, j’ai ajouté quelques catalogues à la première pile offerte. J’ai pris l’aiguille, et j’ai brodé sur de grands canevas de toile. J’ai reproduit ou parfois paraphrasé certaines œuvres que j’aimais.  Un peu plus d’une dizaine d’années après, ma thèse touchant à sa fin, j’ai cherché le moyen d’apprendre la vraie technique. Et c’est en 1976 que j’ai découvert, par hasard, le château de Montvillagenne, non loin de Chantilly. Je m’étais inscrit pour y suivre un stage de basse-lisse. Marc Chevalier, transfuge du cabaret l’Ecluse, où j’avais écouté quelques années avant Cora Vaucaire et Barbara, Maurice Fanon et Bernard Dimey, essayait de donner vie à un lieu que la presse artistique avait intitulé pompeusement un nouveau Bauhaus. Bauhaus ou non, Cora Vaucaire y venait en effet, et d’autres artistes, rencontrer les stagiaires. Des ateliers proposaient à un niveau professionnel, différentes techniques.  Pierre Daquin y avait transféré un atelier de production et y recevait des stagiaires pour des périodes de quinze jours et des artistes en reconversion professionnelle pour des périodes plus longues. J’y suis venu deux fois cette année-là. 

Cette fois ci les années ont défilé plus vite et en moins d’un an, une association est née, le « Groupe Tapisserie » et un bulletin a fait son apparition « Driadi », ronéoté sur le matériel de mon département de Botanique. J’ai appris sur le tas les splendeurs et les misères de la vie associative. J’ai appris à interviewer les créateurs et les commissaires d’exposition et à écrire. Je suis devenu critique, spécialisé dans cet art textile qui m’avait rejoint et capturé. J’ai appris à organiser des expositions de groupe avec des peintres, des lissiers et quelques mutants de l’art que je ne saurais pas trop qualifier. En 1978, j’ai eu le plaisir et le grand effroi de modérer un débat passionnant dans un espace lyonnais d’art contemporain inauguré de frais.

En 1979 je me suis lancé avec les responsables de deux autres associations, dont la Maison des Métiers d’Art, dans l’organisation des Premières « Rencontres Art Textile » qui ont eu lieu à Cannes, dans le Pavillon Malmaison gracieusement prêté : trois semaines d’ateliers et une semaine de rencontres. Des techniques insolites : l’ikat, que Rémy et Monique Prin sont venus montrer, le sprang, domaine de Karen Hansen, le fléché, la lirette – je me souviendrai toujours de l’admirable Marie Moulinier, vielle dame presque cassée, touchante avec ses petits tableaux miniatures de la Baie des Anges – et des approches plus conceptuelles comme celles menées par Lisa Rehsteiner qui enferma ses stagiaires dans une pièce où l’eau était censée monter. Quels seraient les objets textiles à sauver ? Plusieurs centaines d’artistes et d’artisans, de journalistes, des discussions qui n’avaient pas encore eu lieu ailleurs et François Mathey… qui ramassait des rubans dans les ateliers pour se faire des nœuds papillon…un bel élan qui s’est arrêté là puisqu’il n’y pas eu de Seconde Rencontre Art Textile ! Mais il faudrait certainement que je prenne un peu plus de temps pour raconter ce lieu magique et d’autres suites. Marie Frechette parlant de la sémiologie de l’art textile et Grau Garriga de ses influences catalanes, du côté de San Cugat…Et Pierre Ryal évoquant les frontières de l’artisanat, Pierre dont l’épouse Françoise continue aujourd’hui de défendre la soie du côté de Tours… 

Après tout, les numéros de Driadi, devenu Textile / Art sont encore présents dans les archives des bibliothèques pour donner un coup de fer à repasser sur ces images anciennes…  

Puis une invitation à faire partie du jury de la Biennale de Lausanne en 1981, une fois, puis une seconde. Une autre expérience étrange… Comme si je visitais tour à tour des mondes au sein desquels j’étais accepté en raison même du fait que je venais de très loin, d’un monde scientifique rigoureux et glacé, même si je travaillais sur les plantes. Pas un ennemi, pas un concurrent, juste un étranger. La participation à des jurys d’écoles, à La Cambre, au Goldsmith College, à la Biennale de Montréal…Quelques intrusions à l’autre extrémité du Canada dans le Centre d’Art Visuel de Banff. 

Et durant toutes ces années, Denise dans sa superbe galerie de la Place Saint Sulpice, est restée observatrice de nos pratiques. Nous étions certainement pour elle très iconoclastes. Mais puisque nous ne cherchions pas à nommer tapisserie, ce qui n’en n’était pas techniquement, et que nous tenions à la vérité de lui rendre hommage, elle nous regardait en disant :

« Faites donc aujourd’hui ce que j’ai fait après-guerre…C’est à vous ! » 

En 1985, après que Jack Lang eut pris, dès son arrivée au Ministère de la Culture en 1981, la décision que la tapisserie devrait être relancée, s’y étant engagé à Aubusson même, il fallait bien que le nouveau Centre des Arts Plastiques dirigé par Claude Mollard, mette en œuvre le souhait du Ministre.  Il a fallu quatre années. 

Miracle de la vie. Il a confié à Denise le soin d’une rétrospective de quarante années de tapisserie pour l’Ecole de Beaux-Arts. Il m’a confié, au sein du Musée des Arts Décoratifs, le soin de présenter un parcours des nouvelles expressions qui tenaient à d’autres techniques ; celles des fibres, qu’elles s’affirment comme techniques, reprises de techniques textiles historiquement différentes de la tapisserie ou comme outils de recherche artistique, sculpturales, spatiales, parfois picturales, racontant de petites mythologies intimes ou des désirs d’envols. 

J’écrirai certainement un peu plus tard sur la genèse même de cette exposition.

Mais ce parcours nostalgique un peu long qui n’intéresse plus que moi et sans doute Denise elle-même, ne visait que l’hommage. 

De 1963 à 1985, deux vies se sont croisées à plusieurs reprises. Denise construisant un mouvement artistique, le défendant, en professionnelle, dans le droit fil du système de l’art. « Pénélope » écrit Claude Mollard dans le catalogue de l’exposition des Beaux-Arts. En face, si je puis dire, je suis resté amateur, transfuge, passionné, « Protée » écrit le même Claude Mollard.

J’ai partagé avec Pierre Daquin et bien d’autres, l’envie de défendre une étape suivante, sans avoir la moindre intention de le faire en professionnel.  Et pourtant j’ai dû à plusieurs reprises me retrouver dans des situations professionnelles, la conception d’une exposition n’étant pas la moindre. 

Le temps a de nouveau passé. En 1991 et au début de 1992, l’anniversaire de la naissance de Jean Lurçat, nous a fait parcourir avec Denise les mêmes chemins, du côté de Saint-Lô. J’avais de mon côté déjà rencontré les itinéraires culturels. Sur les pas de Saint-Jacques-de-Compostelle, j’ai franchi la porte de l’Abbaye de Saint-Jean d’Angély peu après la naissance de notre Institut, une abbaye où la collection de Denise figure en bonne place dans le réfectoire et la grande salle, choyée par son fils, Alain Ohnenwald.  

Depuis peu, quelques années, dans cette longue vie…c’est peu en effet, Denise est venue se « retirer » en Charente-Maritime, loin de Paris qu’elle regrette, attendant un peu impatiente tout de même que son travail soit présenté à de nouvelles générations. 

J’ai eu le plaisir de la revoir ces deux dernières années lors des universités d’automne sur la médiation du patrimoine roman…attentive, s’étonnant de ne plus se souvenir dans la minute du prénom du fils d’un de ses artistes.  Denise se souvenant cependant d’avoir été accueillie par Matisse, qu’elle venait voir pour une commande de tapisserie, par un « Déshabillez-vous ! ».

Il l’avait prise pour un modèle !  

Denise, entourée de tapisseries, me regardant un peu de côté, en disant une fois de plus à tous, au cours du repas qui précédait la synthèse que je devais faire : « je l’ai connu en culottes courtes ».  

C’est presque vrai.

2 commentaires sur “Samedi 28 avril 2007, Luxembourg souvenirs d’enfance, une dédicace

  1. Sur la trace du taureau accroché au mur de la salle de séjour familiale de mon enfance, Mr Google m’a dirigé vers cet article. J’ai immédiatement compris que le professeur d’anglais dont vous parliez était mon père avant de trouver son nom en fin du paragraphe. Vous étiez donc son élève à Asnières où il enseignait à cette époque. Par contre, c’est à l’Alliance Française et non à l’American Center qu’il terminait sa journée en donnant des cours d’art et civilisation à des étudiants étrangers. Il a dû malheureusement se séparer de cette tapisserie peu de temps avant sa mort.
    J’ai lu ces quelques mots qui parlent de lui avec une grande émotion car je ne l’ai finalement que très peu connu. Je vous en remercie.

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  2. J’ai eu l’occasion grâce à un ami , disparu aujourd’hui , de fréquenter un peu la galerie La Demeure et de rencontrer à plusieurs reprise Denise Majorel ainsi qu’un certain nombre d’artistes qu’elles « maternait  » en effet . J’étais alors un très jeune homme dans le Paris des années 70′ – 80′ . La vie m’a éloigné de tout cela . Mais quel plaisir de retrouver ces noms et ces lieux évocateurs qui me propulsaient à l’époque dans un tourbillon artistique si stimulant et enrichissant pour l’étudiant graphiste que j’étais . Merci pour ces souvenirs et l’évocation de cette femme qui savait si bien faire partager sa passion et communiquer son enthousiasme .

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