
Le plus souvent, j’ai envie de transmettre une émotion quand je l’ai éprouvée. Pourquoi la garder en effet ? Elle se perd. Elle s’étouffe. Elle reste orpheline.
Cela demeure aussi le meilleur moyen de s’assurer soi-même de la puissance de cette émotion là et, au-delà, du pouvoir qu’elle prend sur le corps et l’esprit, d’en rechercher les raisons, parfois les racines.
Pour en témoigner, il suffit de revenir à la petite porte qui s’est ouverte. Si l’émotion était réelle, l’appel d’air est tellement puissant que l’imaginaire est happé violemment. C’est alors le début d’une histoire.
J’ai déjà dit à plusieurs reprises que, malgré le temps heurté, j’avais gardé des notes. Seulement des notes hâtives. Et le temps qui s’accumule les rend encore plus palpables car il faut que je les saisisse à pleines mains pour qu’elles m’appartiennent à nouveau. Pas question de jouer les esthètes en les regardant de loin.
Je ne veux rendre jaloux personne, mais si j’ai repris la voie de l’écriture, malgré la fatigue, c’est de nouveau sous l’impulsion de Florence. Trois semaines seulement après le dernier passage, ma fenêtre s’ouvre de nouveau sur deux tours : celle du Palazzo Vecchio à plusieurs centaines de mètres et celle du Bargello, beaucoup plus près ; quasiment à la toucher. Un peu jumelles.
Intelligence des princes qui ont su donner de l’élégance à ce qui se présente comme une forteresse crénelée protégeant le pouvoir. Une élégance des tours qui se prennent à jouer, comme des campaniles, clochers civils situés au milieu des clochers mobilisés par les moines et les abbés. Et ceci même si l’histoire raconte que Cosme l’Ancien a fait afficher les portraits de ceux qu’il considérait comme traîtres, sur la façade que je contemple, non sans qu’ils aient été pendus auparavant.
De nuit, se détachant sur le ciel noir, au lever du soleil dans un bain de rouge orangé et en pleine lumière de printemps, une lumière somptueuse, les palais continuent de jouer leur rôle : rempart, séduction, appel. Malgré leur célébrité mondiale, ils ne sont pas tombés dans le décor, ni dans la vulgarité du cliché.
Je sais que c’est un don dû à la nature de mon travail. J’en remercie tous ceux qui m’ont guidé sur ces chemins car je sais aussi que cela fait partie des derniers dons que je reçois.
J’ai eu le temps, le devoir même, de faire un aller et retour ce dimanche à Siena pour une nouvelle réunion de l’Association des Vie Francigene. Une fois de plus la réunion prend d’assaut les plus belles salles de la mairie, qui se trouvent situées dans le plus beau palais, devant cette place unique au monde, la Piazza del campo qui continue à accueillir chaque année une des courses de chevaux les plus mythiques : le palio.
Les coulisses de ces palais qui faisaient appel aux meilleurs fresquistes du temps, laissent apparaître des trésors. Entre espaces privés et espaces publics, il s’agit ici du récit et de la comparaison du « Bon et du mauvais gouvernement » par Ambrogio Lorenzetti. Le paysage urbain et le paysage rural de la Toscane en sont le cadre, comme dans les fresques du Palazzo Medici Riccardi de Florence.

On apprend comment les princes mettaient en place des symboles et comment ces symboles mettent en scène de manière spatiale une géographie du pouvoir et des relations sociales tout à fait exemplaires. Pas de récit en grec ancien ou en latin, mais le spectacle de la nature pour toute philosophie.
Je me souviens de mes premières visites à l’hôpital de Santa Maria della Scala tout proche, découvert pendant la dernière campagne de restauration et de fouille, avec le sémiologue Omar Calabrese, qui en était à l’époque le recteur.
Je lui dois aussi le plaisir de cette exposition intelligente sur la Venus d’Urbino du Titien, visitée à Bruxelles il y a déjà quelques années. Une illustration parfaite du travail que l’on peut faire sur « l’oeuvre unique », comme le lui a appris son maître, Umberto Eco.
Ici également les souvenirs se superposent, ceux des lieux et ceux des êtres. Je retrouve avec plaisir au retour dans Geo, un portrait de Donatella Cinelli Colombini , assesseure au tourisme de la ville. Elle a repris il y a peu le domaine viticole familial à Montalcino. Je lui dois l’accueil d’aujourd’hui à la mairie, une explication attentive des fresques et, ce qui n’est pas rien, le plaisir du vin.
Mais les lectures m’entraînent. Envie de lire dans tous ces temps morts, d’avion et d’aéroport, de salles d’attentes et d’autobus.
La campagne toscane est en état de printemps. Il fait encore un peu froid quand le vent souffle, mais les aubépines s’interpellent entre les oliviers métalliques. La campagne toscane me séduit, sans vraie surprise cependant. Je l’ai parcourue à toutes les saisons. En ce moment, elle attend des couleurs plus tranchées que les premières fleurs colorées lui donneront. Le vert bouteille des arbres, le long de la route, met cependant en relief les oliviers échevelés, les fruitiers toujours tristes, les cyprès telluriques et les arcs des vignes, encore nus.

Le Bon gouvernement par Ambrogio Lorenzetti
Les lectures me retiennent de regarder ce paysage avec la fascination voulue et même si je ne les choisis pas sans motif, et même si cela me semble innocent sur le moment, ils m’entraînent vers des parcours européens et des mémoires significatives.
J’aurais dans les avions, les cars et sur les bancs des parcs publics où arrive lentement la tombée du jour, parcouru quelques bonnes feuilles supplémentaires, du livre de Dominique Fernandez.
Mais mes amours roumaines m’ont fait trébucher sur un gros livre que j’avais refusé une première fois, quand on a voulu me l’offrir. Normann Manea, Noah, Noé sauvé et sauveteur a reçu un prix littéraire français, parmi d’autres distinctions, l’an dernier pour « Le retour du hooligan ».
En raison de son exil américain – sans doute – je ne l’avais pas rencontré ou même remarqué sur les étagères des librairies roumaines ou françaises avant ces dernières semaines. Et pourtant nous nous sommes « croisés » dans le quartier de l’hôtel intercontinental en cette fin d’avril 1997 où se situe le cœur du voyage de retour du hooligan. Du moins, nous avons fréquenté la même salle de restaurant de cet hôtel emblématique. Cette salle perchée et son orchestre d’un autre temps, d’où l’on découvre la ville jardin.

Nous avons parcouru les souterrains passant sous le boulevard Magheru pour rejoindre les mêmes rangées de livres adossés aux bordures de l’Université de Bucarest. Nous avons rencontré les mêmes chiens errants, trébuché sur les mêmes chaussées défoncées. Nous avons assisté aux mêmes concerts de l’Athénée Roumain et rencontré les mêmes mondes anciens cherchant à retrouver un semblant de dignité dans la musique, malgré les robes sorties des armoires du passé et un air d’avant-guerre qui ne trompe personne.
Le livre est nostalgique. Parfois absurde. Toujours touchant, même s’il faut disposer très souvent de clefs de lectures que seul le sentiment amoureux et la douceur d’une explication ont pu m’apporter. Je suis redevable d’avoir reçu cette patience qui m’a donné certains des moyens de comprendre. J’y reviendrai car les pages de cette vie sont à bien des égards, des lumières clignotantes qui signalent nos peurs de l’Est et les grands vides d’une mémoire confisquée !

Je pourrais écrire ou j’aurais pu écrire ce parcours :
« Remontant Calea Victoriei, nous passons devant la Poste centrale, transformée par Ceauşescu en Musée d’histoire nationale et célébrant sa contribution ainsi que celle de la Camarade Camarde à la gloire de la nation. L’artère, impersonnelle comme la postérité elle-même, ne semble pas s’être aperçue de mon absence, elle ignore que j’ai été, durant tant d’années, son piéton fidèle. A gauche, près du magasin Victoria, redevenu Lafayette comme avant-guerre, s’élève une nouvelle construction, moderne et bien laide. A côté, l’immeuble de la Milice abrite désormais la police municipale de Bucarest. A droite, comme autrefois, la Maison des Modes, d’où l’on descendait vers la Cinémathèque.
Le tourisme post mortem ne doit pas être sous-estimé. Je ressens le privilège du voyage, son sadisme instantané et bénéfique. Au coin du boulevard, nous prenons à droite, vers la place de l’Université. Sur les murs grisâtres, on lit, en grands caractères d’imprimerie peints en noir : LA MONARCHIE SAUVERA LA ROUMANIE. Nous prenons le passage souterrain, envahi de boutiques, et remontons à la surface de l’autre côté, boulevard Magheru, devant l’hôtel. »

J’aurais pu écrire ces pages dans le même sentiment du temps perdu et de l’attente inquiète de celui qui va passer, mais en parlant de Paris, après des mois d’absence. Pourtant je ne pourrais jamais parler de Paris avec la même vision tragique que celle de Manea, rescapé en plusieurs moments de sa vie.
Je suis parfois en exil, jamais en fuite, ni rescapé à ce point, au bord de la mort.
J’aurais pu décrire le même parcours, à Bucarest cette fois, au même moment, mais seulement le parcours, sans le manque. Mes yeux n’étaient pas ceux de l’exilé, mais ceux de l’amoureux guidé dans sa découverte. C’est seulement aujourd’hui, dix années après ce voyage du hooligan, que je peux revendiquer un vécu de cette ville et dire à l’auteur roumain, en essayant de ne pas trop parader toutefois :
« Ce que vous avez redécouvert en 1997 n’est déjà plus pareil ; la vie a pris une accélération singulière et le marché de la Place Amzei est devenu pour moi aussi une aire de nostalgie dont le dernier remaniement ouvrira une plaie au cœur. »
Les Roumains n’attendent certes plus rien de leur roi, même s’ils le vénèrent !
Le livre s’achève sur des pages perdues…celles dont je parlais il y a quelques jours. Des pages qui m’ont laissé dans l’espoir que l’écriture allait renaître, comme un prolongement de cette lecture-là.
Mais je dois y revenir une autre fois, car de cette vie condensée et d’un autre plus petit livre, recueil de nouvelles, également traduit en français « Le bonheur obligatoire », je veux certainement reparler.
Les pages disparues, d’un carnet de notes perdu dans l’avion du retour, contenaient toute la mémoire d’un monde qui avait résisté longuement à l’effacement, mais qui cèderait à la puissance mortifère de la nostalgie…Manea s’affole de cette perte, mais chacun comprend qu’elle a été salutaire.
Les mots avaient résisté comme mémoire politique et personnelle, intimement intriquées, avant d’être eux-mêmes érodés et corrodés par l’afflux de tous les autres mots vulgaires et de toutes les images venues au dehors des décennies écrites, faire écran, dans la barbarie des entrepreneurs.
Erodée par la vieillesse ignorée et le dénuement de ceux qui ne savent plus. Une dernière couche, une autre mémoire, non comme les mémoires précédentes pourtant patiemment et longuement restaurées. Et il n’en restera plus rien.
Ce scandale là que l’auteur met en scène, me donne le courage de restaurer encore un peu cet espace partagé.
Sans doute parce que je sais avec qui je le partage.
