Mardi 6 février 2007, Paris : la vie des autres

Il y a dans mon souvenir des films qui correspondent à des impressions fortes et qui concernent un travail de mémoire nécessaire que nous sommes tous amenés à faire. Je veux dire en tout cas, des films qui sont plus que des souvenirs. Ils sont véritablement entrés dans ma conscience. Même si je peux prendre un certain recul, je sais qu’ils ont structuré certains de mes comportements politiques.  

Des images de mort, d’accumulation de cadavres…dans « Nuit et Brouillard » d’Alain Resnais. C’était en 1962 ou 1963, à une soirée du Goethe Institut, en compagnie de mon professeur d’allemand. Le film date de 1955. J’avais oublié que l’auteur du texte est l’écrivain Jean Cayrol et que ce texte est dit par Michel Bouquet. Les images scandaleuses de corps accumulés sont revenues en premier, quand j’ai convoqué les circonstances, bien avant les mots.  

Enseigner l’allemand à cette époque, c’était encore, c’était surtout pour beaucoup d’enseignants, nous amener à réfléchir à un épisode récent des rapports difficiles entre deux pays au passé contrasté. Mes arrière-grands-parents, mes grands-parents et mes parents ont tous eu des histoires d’ennemis à me raconter. Des histoires de soldats, des histoires de bombardements, des histoires d’emprisonnement, des histoires de tranchées. Mais jamais ils ne m’avaient parlé de camps. Je réalise seulement aujourd’hui qu’à peine vingt ans après, pour des enfants nés immédiatement après la mise au jour de ces monstruosités conscientes, il s’agissait pour le cinéaste d’assurer à la fois un lien et une transition. Nous lisions aussi des écrivains de langue allemande qui décrivaient la coupure de leur pays et les ruines physiques et morales avec lesquelles ils avaient bien dû se débrouiller, mais le sentiment de faute était diffus et la réalité la plus grave, non dite. 

Dans ce cas, cependant, tout semble souligné par le documentaire, par la proposition des films glanés ici et là, côté allemand, côté russe, côté américain : ne niez pas, nous avons des témoignages et des témoins et dans cette nuit voilée, où tant d’hommes ont disparu, nous devons creuser un tunnel pour remonter les archives enfouies.  

Soixante années plus tard, on se retourne vers Alain Resnais, celui d’Hiroshima ou de Marienbad et non pas celui de « Cœurs » qu’il est aujourd’hui, pour lui dire : vous avez su désigner un système concentrationnaire et un système de destruction, mais vous n’avez pas nommé réellement l’ennemi destiné à la mort, les boucs émissaires. Des Français déportés ? Non des Juifs français, massivement, des anormaux et des asociaux ou ceux qui étaient classés dans cette catégorie, des communistes aux homosexuels, des gitans aux Roms, ceux dont l’histoire, la langue, le dialecte et l’origine ethnique ne pouvaient être supportés par la reconstitution d’une forme de pureté fantasmée.  

Quelle explication nous en a transmise exactement notre professeur, qui par ailleurs nous avait fait découvrir Brecht dans les mises en scènes du Théâtre National Populaire ?  Une vision certainement très engagée à gauche, dans une époque où la profonde coupure de l’Europe nécessitait que le manichéisme soit encore actif. Dans nos consciences politiques en éveil, Cuba avait dû abandonner l’installation de fusées soviétiques et Khrouchtchev tapait avec sa chaussure sur les pupitres d’une assemblée internationale. La résistance diffuse contre les beaux et jeunes Américains impérialistes et ma fascination pour la jeune enseignante d’allemand voulaient que je me penche sur « La Vie de Galilée » en apprenant avec étonnement, qu’une des premières mise en scène avait été réalisée par Joseph Losey, ce cinéaste dont les Cahiers du cinéma faisait grand cas et qui me séduisait fortement. « The Servant » m’avait plongé en effet dans une grande admiration, mais aussi dans un trouble qui tenait au fait que je n’avais qu’une compréhension intellectuelle et esthétique d’une sensualité trouble, magnifiquement dominée par Dirk Bogarde, dont je ne pouvais mesurer tous les accents physiques.        

A y bien réfléchir, le parallèle qui me vient entre Resnais et Losey n’est pas dû au hasard. Devant les deux films découverts simultanément, bien que séparés par presque dix années, il me manquait des clefs. D’un côté celles d’une analyse politique complète que Resnais ne pouvait pas avouer, pour ne pas désespérer son camp. De l’autre, les images baroques de Losey qui montraient leur venin, sans que je puisse comprendre toutes les figures d’une danse de domination et de mort. « Portier de nuit », avec Charlotte Rampling et le même Dirk Bogarde, quelques années après, m’en dirait bien plus.   

Dans un tout autre domaine, mais est-ce vraiment si éloigné, la manière dont Z, film de 1969, ou l’Aveu de 1970, tous deux de Costa Gavras m’ont apporté une vision – souvent manichéenne en raison du jeu trop typé des acteurs – des dictatures, des moyens et des méthodes d’oppression, des méthodes de la torture quotidienne ou occasionnelle, ou tout simplement de l’horreur ordinaire. Ils m’ont amené à mesurer, bien au calme, sur mon siège de spectateur instruit d’une révolution parisienne, loin de toute implication directe vraiment violente, ce que veut dire côtoyer un abîme.  

Et souvent, ce ne sont pas tant les accumulations de faits, des personnages et leurs croisements, que les conclusions de ces films, autrement dit, leur chute, les phrases finales, qui me restent comme des messages.  

Lorsqu’un juge courageux, pas spécialement engagé à gauche, a réussi à établir, avec toute sa logique de juriste et d’enquêteur, une liste de causes à effets et une chaîne de responsabilités, lorsque les inculpations sont annoncées, c’est alors – précise l’épilogue du film – que les colonels grecs prennent le pouvoir et qu’ils effacent immédiatement ce travail de logique. 

Lorsque, quelques années après sa libération et le retour à une certaine démocratie, la victime de la police communiste rencontre l’un de ses tortionnaires quotidiens, celui qui l’a interrogé, qui l’a empêché de dormir, il entend cette phrase qui résonne tellement étrangement : « Monsieur ? Qu’est-ce qui nous est arrivé monsieur ? Qu’est-ce qui nous est arrivé ? »     

En effet, qu’est-ce qui arrive quand on donne à un homme le droit de vie et de mort, quand on le persuade qu’il est dans le camp de la vérité, qu’il traque un complot…communiste d’un côté, capitaliste, révisionniste ou trotskyste de l’autre ? Arracher, éradiquer, couper la racine du mal. Quels que soient les moyens employés au service de cette mission. 

Et, en effet, quand la place du droit discriminatoire est replacée à l’épreuve des droits de l’homme, on ne peut que se retourner vers le passé : qu’est-il arrivé quand les droits fondamentaux ont disparu ? Comment, pour un peu d’honneur ou un peu d’argent, des hommes ordinaires sont-ils devenus des auxiliaires du pouvoir, sans état d’âme.  

Et puis, en contrepoint, reviennent les témoignages, car on ne peut pas faire disparaître toute trace. Les rescapés des prisons de Pitesti ou de ceux des camps de travail du Danube rencontrés à Sighet. Ces rescapés de tous les camps de la mort, où qu’ils se soient situés, devenus pour certains formateurs de guides, qui font visiter aujourd’hui des lieux de mémoire, comme à Buchenwald. Ou le témoignage des dissidents tchèques, polonais, des affamés d’Ukraine… 

Puis-je vraiment dire que je suis indemne, du fait de les avoir rencontrés ? 

Mais je me souviens également de ces amis qui s’arrêtaient de parler quand le téléphone sonnait, en 1995, à Bucarest. Je ne peux que rire aujourd’hui de la maladresse des poseurs de micros venus un peu trop vite dans ma chambre de l’hôtel Moskva cette même année, à Belgrade. Et puis tous ces déclics téléphoniques, pendant des années et encore parfois aujourd’hui Ces coupures qui signifiaient qu’on ne pouvait pas parler d’un roi en exil. Toutes ces oreilles qui ont continué à épier, bien après la fin apparente des dictatures : par habitude, pour occuper des chômeurs potentiels, pour ne pas perdre la main, pour tester les nouveautés technologiques en matière d’espionnage…que sais-je ? 

Et quand le doute revient, à chaque campagne électorale, dans nos démocraties : est-ce que ces mauvaises habitudes ont vraiment disparu, malgré la pratique des libertés qui semble ancrée et évidente ? 

Rétrospectivement, il est vrai que les films que j’ai évoqués, même s’ils sont vraiment fixés en moi, font aujourd’hui pâle figure à côté de ce que j’ai entendu ou vu directement, depuis leur sortie. Je me demande par exemple si je n’ai pas frissonné d’horreur plus intensément à Buchenwald, qu’à la projection des films rayés et tremblant sur Dachau, quand j’ai découvert une simple dalle de métal chauffée à la température du corps humain où sont gravés les noms de toutes les citoyennetés, de tous les peuples, de toutes les ethnies qui ont été tour à tour déportés et exécutés. 

La vie des autres Das Leben der Anderen 2007 Real : Florian Henckel Von Donnersmarck Florian Henckel Von Donnersmarck COLLECTION CHRISTOPHEL

Mais ce film de 2006 « La Vie des Autres » de Florian Henckel von Donnersmarck, ce film qui prend son temps – deux heures et quart – pour nous amener dans la proximité d’une dizaine de personnes toutes situées dans le petit cercle des intellectuels, écrivains, metteurs en scène, acteurs, responsables de la culture et de son contrôle politique, m’apparaît dans sa qualité humaine et créative, comme une nouvelle étape de ce travail de mémoire. Il arrive à me donner le sentiment que je n’assiste pas à une démonstration où le gentil, encerclé par un ensemble de méchants, réussit grâce à d’autres gentils, à perturber le système, mais tout simplement à une empathie où je suis le témoin privilégié et conscient, derrière le témoin rémunéré, derrière l’espion dont la conscience vacille. 

Il y a dans ce film un vrai point de vue.  

L’espace est toujours présent.  

La caméra est spatialisée.

D’un côté les prises, le découpage, la reproduction des voix, de l’autre la vie, l’amour, la passion, la faiblesse, la trahison, le désespoir, la dépression, l’alcool destructeur, la drogue…la vie quotidienne, plausible dans sa nudité et sa force.  

La mise en scène est spatialisée : la chambre et le lit, propices aux confidences amoureuses, l’entrée, propice aux rencontres rapides, la salle à manger et son canapé, lieux de discussions entre amis, le bureau, propice aux livres interdits et à l’écriture dissidente…avec tous les épisodes de la vie d’une si petite collectivité. Et dans son grenier, l’espion en a retracé au sol, à la craie, les contours, pour mieux s’y retrouver. 

La parole est spatialisée. Il y a le rapport qui en est fait, pas seulement l’enregistrement, mais le rapport écrit et la différence qui se creuse peu à peu entre la parole dite et la parole écrite.  

Qu’est-ce qui est vérité ? Est vérité ce qui est écrit, plus précisément tapé à la machine et livré en pâture aux politiques. Est vérité ce qui permet de poser un diagnostic qui conduira au paradis ou en enfer, qui permettra de mieux contrôler, de mieux manipuler, qui contribuera à enrichir les jeux croisés de la délation générale.  

L’autre découpage spatial, jamais vu, seulement perçu dans sa densité palpable, est bien entendu la proximité et la coexistence de deux systèmes différents. Il y a un intérieur, un design d’intérieur, une organisation spatiale qui caractérisent cette porosité contrôlée entre l’Est et l’Ouest.  

C’est donc le sens, non le raisonnement qui est mis en avant, parce que c’est l’empathie qui toujours travaille. 

Enfin, il y a l’espace perçu par celui qui écoute. Son absence d’implication en fait un réservoir vide, une éponge perpétuellement vidée de son eau, vidée des aveux qu’elle a absorbés. Il croit que la mission qu’on lui a confiée, est à chaque fois essentielle. Essentiel le fait de traquer les préparatifs de départ vers l’Ouest d’une famille ordinaire. Essentiel le fait de comprendre si la parole dite est politiquement correcte. Exception faite, dans ce cas, il comprend vite que la frontière entre l’ordinaire d’un quotidien que chacun cherche à fuir et l’extraordinaire d’une vie de créateur qui a appris à fuir dans sa propre tête et dans sa passion amoureuse, est une construction artificielle, purement politique. Il comprend aussi que la mission qu’on lui a confiée est seulement conduite par la jalousie et la domination. 

Il commence donc par un rapport froid dans lequel il relève que les protagonistes se sont livrés à un accouplement, avant de devoir comprendre ce que signifie vraiment une relation amoureuse dans un pays où la pression est aussi forte sur la conscience des citoyens que sur leur disponibilité sexuelle vis à vis des hommes de pouvoir.  Il prend part (et il prend progressivement parti) à une relation amoureuse où, comme chez Shakespeare, Iago sera à l’origine de la mort de Desdémone en manipulant Othello, où la mort de Roméo implique celle de Juliette et où le retour du bateau et l’échange de voiles blanches, contre des noires, amène Yseult à se jeter dans les bras de la mort. 

La construction dramatique découle finalement du destin et non de l’acte politique. Ou bien plutôt, l’acte politique n’était de fait que l’outil du destin, et non celui de la morale et du droit. 

Ce film est superbement intelligent par sa pression directe. Il est superbement politique par la puissance des relations quotidiennes qu’il met en œuvre. Le rôle de la musique de Gabriel Yared y est central. C’est par elle que le son, simple suite de phrases dans lesquelles il faut chercher les mots clefs de la trahison, selon une méthodologie parfaitement rodée, est écrasé par le son d’une sonate reprise au piano, une musique donc, qui devient soudain une délivrance, qui touche au sens et à la morale, bien au-delà des mots, dans un espace secret que la doctrine politique n’a pas pu déformer. 

Il est enfin un des premiers à nous faire entrer au sein de l’ancien ministère de la Sécurité d’Etat, la Stasi, devenu aujourd’hui l’Agence de Recherche et Musée de la Normannenstrasse et à avoir su en disposer devant nous les normes architecturales et mentales.  

Ce film, comme ceux de Costa Gavras, a également une chute banale et terrible, une rencontre presque immatérielle entre les protagonistes qui se trouvaient des deux côtés du destin.  

Une simple dédicace à l’honnêteté et à la conscience. Personne ne se touche, sinon, de nouveau, par les mots.

Comme le personnage du roman de Günter Grass « Ein weites Feld » traduit en français par « Toute une histoire », ce Fonty, un autre symbole des archivistes de l’Est, pétri d’une renaissance contemporaine de Theodor Fontane, écrivain traducteur de Shakespeare, les protagonistes de ce film, une fois la réunification survenue, balancent entre l’oubli et la loi du marché. L’un porte les lettres, en bas de l’échelle, l’autre trouve un second amour et le succès de l’écriture.

Alors qu’on découpe devant lui le « Mur » en pièces de collection de l’« Original Berlin Mauer »… « Fonty, qui ne pouvait s’empêcher de tout commenter s’écria : « Les parties valent mieux que le tout ! » Comme il n’avait que de l’argent de l’Est, un jeune vendeur, qui apparemment avait fait assez de profit, lui offrit trois éclats gros comme des pièces de moins d’un mark et dont les traces de couleur, l’un noir et jaune, l’autre rouge et bleu et le troisième de trois verts différents, prétendaient à quelque valeur : « Tiens Papi, c’est seulement pour un client de l’Est, et parce que c’est dimanche ». 

Nous devons en effet profiter des dimanches qui nous sont offerts.

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