Samedi 11 novembre 2006 : la grande vadrouille

 

Cliché MTP

J’ai laissé échapper dans la suite de mes impressions le compte rendu de l’événement, faute de temps. Peut-être parce qu’il s’agissait d’une véritable émotion et que le retour à la « Promesse » de la Toussaint était pour moi un hommage suffisant aux morts.

Mais je travaille depuis un peu plus d’une année dans un lieu marqué, plus que d’autres à Luxembourg, par le Destin ; l’Abbaye de Neumünster. J’avais dit que je me permettrai de faire des retours en arrière.  Je suis conscient de commencer de manière un peu emphatique, mais je ne sais pas vraiment pourquoi la première fois – en 1994 – où je suis venu prendre connaissance de cet itinéraire culturel que Georges Calteux avait consacré aux fortifications anciennes de la ville de Luxembourg, je me suis dit que cette Abbaye, et en particulier le bâtiment d’une ancienne prison nommé à l’époque « Le Criminel« , aujourd’hui Bâtiment Robert Bruch, pourrait permettre d’accueillir et de sauver un programme que le Conseil de l’Europe ne pouvait plus garder en l’état faute d’argent.

Je pense que le même Georges Calteux m’avait soufflé cette solution.  Il aura fallu trois années de plus pour que je m’installe au Luxembourg et encore huit années pour que je finisse par travailler dans le bâtiment en question. Mais un bâtiment dans lequel on vient vivre, s’il a une histoire, mérite l’hommage de son passé. D’un côté j’habite une étrange maison qui a été plaquée de neuf voici six ans contre une tour demie ronde des fortifications du Moyen Âge de la ville d’Echternach. Je regarde donc en permanence les pierres du XVe siècles, dont une partie badigeonnée de chaux. La plus ancienne église, Saints Pierre et Paul est à portée de regard lorsque je travaille sous les combles et les cloches de la Basilique Saint Willibrord sonnent les messes nombreuses comme il se doit pour un lieu de pèlerinage où la procession dansante qui se répète chaque année remonte au XIIe siècle…

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Le sentiment de l’histoire, en effet. Tout est calme. Sans un bruit nocturne. Je ne regrette pas d’être là. Je pourrais presque dire la même chose du bureau dans lequel je travaille le jour. Conçu de neuf, dans un design brut et séduisant, il vient s’inscrire dans un ensemble non seulement commode, mais qui possède un véritable souffle dont une partie ne procède pas seulement de la qualité des architectes qui l’ont traité. Il y a quelque chose de plus dans les murs. Et dans ceux, épais, qui entourent la place où je travaille, on pourrait entendre des cris. Par ailleurs, des épisodes historiques, en couches successives, sont placés devant mes yeux, de l’autre côté de l’Alzette…

L’impression forte de l’histoire. 

Il y a un peu plus d’une soixantaine d’années, il s’agissait là en effet d’une prison. Pas d’un camp de concentration, mais de son antichambre. Parfois d’une dernière halte après une protestation contre l’occupant. Il y a soixantaine deux ans un homme jeune, vingt-deux ans je crois à l’époque, est capturé et destiné à la mort par la hache, après un séjour morbide dans une de ces cellules qui aujourd’hui ont été reconverties en logements et en studios. D’autres en bureau, comme le mien. Il s’agit d’un Français, Marcel Jullian

Je ne savais rien en 1994 de cette histoire et je crois que personne, parmi ceux qui ont pris la décision de transformer ce bâtiment massif en bâtiment léger où soufflerait un air de création, ne le savait ou ne pouvait s’en souvenir. L’idée d’une prison civile avait occulté peu à peu la marque de l’horreur.

L’occupation du Luxembourg, comme celle de l’Alsace possède ses épisodes douloureux, comme sur toutes les zones frontières, de toutes les parties du monde où les voisins parlent la même langue et vivent d’amitié, jusqu’à ce que l’on décide qu’ils seront ennemis. Ici donc la ligne de résistance est passée entre le partage culturel et l’apologie de la barbarie. Il y a des oublis explicables par la douleur que les êtres ont été obligés de supporter ou dont ils ont été les témoins muets. 

Marcel Jullian était entre les mains des barbares. Il s’en est sorti, après avoir travaillé, dans cette nuit finissante d’un régime où la haine était devenue constitutive, à découper et rapiécer les vêtements des soldats morts.

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Il aurait pu composer une symphonie ou une cantate somptueuse, comme celles d’Ivo Malec, ce Croate français, un contemporain de Jullian, auquel le Luxembourg a commandé une œuvre superbe « Epistola » pour l’une des soirées d’inauguration de Luxembourg 2007, capitale européenne de la Culture. Il a simplement récité des poèmes. On dit d’Apollinaire. Des poèmes pour survivre mentalement. Des poèmes qui, je l’espère, comme Claude Frisoni le prétend, ont infiltré les murs. Chaque créateur possède ses moyens de défense. Le compositeur croate contemporain s’inspire d’une lettre écrite en 1592 par Marko Marulic, premier littérateur en langue croate, ami d’Erasme, pour évoquer une autre barbarie qui constitue un trait de sa propre histoire et de celle de ses voisins des Balkans : celle des Turcs. Cette lettre envoyée au Pape Adrien VI méritera qu’on y revienne, dans le contexte du texte écrit presque deux cents années plus tôt par Manuel II Paléologue, et que Benoît XVI a cité. J’y ai déjà fait référence. Les coïncidences sont frappantes. 

Marcel Jullian était écrivain, auteur, scénariste, éditeur. Beaucoup le connaissent comme le scénariste de « La Grande Vadrouille » ou de « La Folie des Grandeurs ». Je ne retiendrais que sa voix, celle qui pendant plusieurs années sur France Inter décryptait le matin une télévision qu’il connaissait si bien pour lui avoir apportée des inventions de longue durée. « Apostrophes » en est un exemple. 

Il raconte sa vie et surtout son évasion dans un petit film produit par le Centre Culturel de Rencontre installé aujourd’hui dans l’Abbaye. Il faut l’écouter. L’âge aidant, les épisodes sont devenus des anecdotes. Des épisodes pour les guerres africaines, les guérillas américaines. Ils sont pourtant avérés ici.

Là où nous vivons et travaillons en équipe. 

Claude Frisoni a su persuader Marcel Jullian à revenir vers l’épicentre de sa vie. A donner quelques mots de lui-même pour faire pièce à son propre passé.

Cela se nomme un cadeau pour l’avenir.  

Pourtant Marcel Jullian est mort peu de temps après l’inauguration du Centre où il avait tenu à dormir. Là où la tombe l’avait approché. Dans une pièce reconstruite sur l’espace de ses propres cauchemars. Il s’est donné certainement ce jour-là un autre rendez-vous à lui-même. Il a voulu jouer, une seconde fois, un mauvais tour à la Mort, comme ce journaliste que Woody Allen met en scène et qui, s’échappant de la barque conduite par l’homme à la faux, revient à plusieurs reprises transmettre son esprit d’enquêteur à une jeune collègue débutante.  

Mais on finit toujours par revenir sur le bateau. 

Entre les murs, comme dans l’espace des tours de magie de Woody Allen, les morts donnent aux vivants.  

Ce n’est pas triste. Tout au contraire, c’est très joyeux. 

Un onze novembre, Marcel Jullian est revenu parler, encore une fois, devant la plaque qui porte aujourd’hui son nom.

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