Dimanche 3 décembre 2006, suite Venise, archives

Cliché MTP.

On continue à avancer dans les symboles.  Venise en est emplie.

Parcourir cette ville pendant trois heures le premier soir, puis pendant plus de dix heures la seconde journée, constitue pour moi une chance exceptionnelle.  Je ne me souviens pas d’avoir eu autant de plaisir et d’attrait à aller de plus en plus avant, sans épuisement, sans saturation, depuis mes séjours à Florence. Et encore, à Florence je me suis pris d’une passion lente. J’ai répété pendant deux années de suite la recherche des meilleurs chemins et des meilleurs pas. J’étais persuadé à chaque fois que j’allais revenir, un peu plus tard, à une autre saison, dans une autre forme de chaleur et de lumière, en regardant la ville d’une colline, puis d’une autre. 

A Venise, je sais que j’essaierai dans le temps le plus proche possible de revenir avec la personne que j’aime et avec qui je suis déjà venu. Pour y vivre ensemble et partager des émotions, aussi longtemps que possible.

C’est une note d’espoir. Mais je comprends très bien que cette ville puisse constituer un appel final, lorsque l’on sent que la vie cherche à quitter lentement le corps et qu’un sursis est offert. En tout cas si le corps prévient suffisamment tôt pour qu’on puisse s’en rendre compte et qu’on puisse suivre un dernier chemin vers la vase de la lagune et les somptuosités de ses reflets. 

Je plaisantais en disant que j’ai eu l’impression, d’une semaine à l’autre, de passer de « Meurtre dans la cathédrale », à « Mort à Venise ». Mais qui peut vraiment éviter de penser ici au fait que la passe naturelle d’une lagune est faite pour prendre au piège. C’est une nasse ! Entre les îles, dans les filets des pêcheurs, dans le lacis des ruelles qui se referment. Un piège établi dans un piège, lui-même protégé par un ensemble de grilles et de serrures.

Cliché MTP.

Même lorsque l’on se rend au bord des terres, en arrivant à l’extrémité de l’Arsenal, à l’Isola di San Pietro, là où il n’y a plus d’île collée à l’autre et que l’on croit pouvoir partir, tandis que des cordons bas ceinturent l’horizon en répondant : il n’en n’est pas question. Aucune colline sur laquelle monter. Seulement les campaniles. 

Quand on commence à regarder vers la mer, au Nord, c’est une île cimetière qui se profile, l’Isola di San Michele.

Je lis dans le guide « Autrement » publié en 1992 cette réflexion d’Edwige Lambert : « Venise tout entière, est preuve, Venise tout entière est archive, reste, vestige. Venise obstinément, est absorbée dans la reconstitution de ce qui a eu lieu. Et les livres écrits sur Venise rassurent le voyageur à la recherche d’empreintes, en faisant état, jusqu’à l’avant-dernière page, de cette grande fresque, de cette saga du passé : ils confirment que cela a bien eu lieu. Comme si l’on ne pouvait regarder Venise qu’à la manière dont Orphée regarde Eurydice : en se retournant. » 

Sans doute est-ce également la raison pour laquelle j’ai pris en quelques heures plus de photographies que pendant tout un mois. J’avais moi aussi besoin de preuves. Ne pas se laisser séduire seulement par le mirage, surtout quand la lumière est semblable à celle qui se lève sur le désert, lorsque la chaleur suscite des illusions vraisemblables mais tremblantes.

En échappant au regard de Méduse, je devais bien échapper également au mythe d’Orphée. Fixer, sans pour autant regarder dans les yeux, emmener avec moi, sans pour autant laisser le trésor retourner dans son écrin, la perle dans son coquillage, l’épave au fond de la mer. Apprendre à regarder juste au bon moment, quand il n’est plus question que l’enfer puisse encore rappeler à lui la femme aimée. 

Mais l’eau est souvent traîtresse.  La place de l’eau dans une ville – une v-île – spongieuse est forcément pour les hommes un problème qu’il faut traiter avec sérieux et technologie. Il n’y a pas des milliers de solutions. La seule eau potable est l’eau de pluie ; qu’elle se condense sur les surfaces froides ou qu’elle ruisselle au rythme des averses. Il ne faut donc pas la perdre. Au contraire, il faut l’accumuler !  

J’écoutais les explications d’un Français un peu pédant – tous les Français ne sont-ils pas pédants ? – qui expliquait les bases de cette technique dans le cloître où sont exposés des le lapidaire de la basilique saint Marc. Cette pédanterie a du moins l’avantage de m’éclairer sur la présence de ces bouchons percés, en saillie, qui sont répartis aux quatre coins de la partie centrale du cloître et sur le rôle du puit, rencontré selon le même modèle des centaines de fois dans les cours des îlots. Eau de pluie accumulée, filtrées par le sable et créant une sorte de nappe phréatique artificielle d’eau douce. L’inventivité au service de la survie. 

Mais on raconte aussi que pour encore mieux se protéger des ennemis, on faisait retirer tous les pieux qui délimitent le parcours des canaux entre les vasières.  Ou peut-être, ce que mon guide n’ose pas dire, pour se protéger de ses amis ? Les ennemis, eux sont tellement prévisibles !

Aujourd’hui encore chaque parcours ressemble à un sauvetage, autant dans la ville où les vaporettos semblent parfois hésiter à avancer et paraissent remuer la vase et le sable, comme s’ils allaient définitivement s’arrêter, que dans la longue piste limitée de pieux entre lesquels le canot à moteur auquel j’ai fait appel pour retourner vers l’aéroport, m’entraîne dans un sentiment de froideur mortelle et de brume, ce dimanche à huit heures. 

Certes, des images resteront.

Je suis fort, je ne me retournerai pas !

Pas encore. 

Cliché MTP.

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