Vendredi 24 novembre 2006 : sous la Manche

Parcourir l’Europe, c’est se rafraîchir la mémoire en permanence. Lire, prendre connaissance des journaux imprimés sur papier ou actualisés en temps réel sur internet, ne suffit pas. Il faut écouter et voir. Chaque situation, chaque lieu visité sont symboliques de situations plus générales. 

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Bien entendu, pour acquérir cette vision-là, généraliste par nature en effet, je ne peux pas me permettre de vivre partout en Europe simultanément, je dois avoir un point de chute. Et pourtant, je dois vivre de manière permanente « entre ».

Au fond, je ne suis plus d’aucun pays en particulier, même si je reste un citoyen français.  

La situation du Luxembourg est donc parfaite en cela.  

Je fais des plongées. Et je plonge au sens propre puisque j’ai commencé à écrire aujourd’hui sous la Manche, en route pour une mission à Canterbury. Mais à l’habitude, je travaille dans un bureau qui me relie à toute l’Europe et le soir, plus encore, je me retrouve au sommet d’une tour médiévale d’où je regarde la rive allemande de la Sûre. Je ressens physiquement un mélange des cultures, française, germanique et portugaise. Il s’agit certes d’un refuge pratique, technique en quelque sorte, et rien de plus. 

Puis, il faut de nouveau plonger !

Toutefois, je me sens parfaitement culturellement français. C’est ma langue écrite. Celle dans laquelle j’exprime le mieux les formes de ma pensée, sa structure. Elle est ma langue maternelle dont j’approfondis le style en lisant et en écrivant et au travers de laquelle passent également les traductions des autres cultures écrites. C’est certainement pour cela que je me sens toujours mieux dans les traductions des langues latines, même si l’accentuation des mots et leur ordre, la manière de placer l’article ou la sexualisation de la langue sont parfois différents. Pour toutes les autres, je fais confiance à des passeurs, mais je sais qu’il ne peut s’agir que d’approches, dont je suppose qu’elles sont possibles, parfois ; à titre d’équivalences, et certainement dans certains cas, d’équivalences brillantes. Mais culturellement, au sens où cette culture est maternelle, j’ai des doutes sur la compréhension réelle que je peux en avoir. 

Cette longue digression pour dire que je n’avais plus mis, même seulement un pied, en Grande Bretagne depuis plus de six ans. De loin, en discutant avec des amis, des auteurs, des stagiaires. Dans le dialogue et la lecture, certes, j’ai pris des nouvelles. Les ponts n’étaient pas coupés, mais j’avais besoin que la réalité quotidienne fasse un retour sensible, pour mieux percevoir concrètement les réalités d’un attachement aux itinéraires culturels. Cet attachement ayant toujours été ponctuel, selon les nécessités locales, puisqu’au niveau gouvernemental anglais, l’attitude est toujours restée très « insulaire » voire carrément hostile. 

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Deux journées à Canterbury, c’est bien en effet une plongée rapide. Mais dans la mesure où lors de ces deux journées se concentrent beaucoup d’événements, de rencontres, cela peut donner une idée de la manière dont le pays évolue, se comporte, avoue ses différences. 

Il y a, comme souvent, un aspect cérémoniel auquel j’apporte ma contribution. Il est lié cette fois à la politique d’une ville et à l’église anglicane. De la fenêtre de ma chambre où j’ai dû passer une partie de mon temps, pour lire et pour écrire, pour rester en contact avec le reste de l’Europe, malgré l’événementiel et l’envie de parcourir la ville, je ne peux faire autre chose que de me confronter à un symbole fort : la silhouette massive de la cathédrale qui envahit mon espace de jour et de nuit. Je suis à l’intérieur des « precincts », l’enceinte qui délimite une propriété de l’église anglicane, au cœur de la ville historique, elle-même enclose dans les limites d’un mur romain, devenu enceinte médiévale.  

Devant cette cathédrale existe maintenant, officiellement inaugurée vendredi après-midi, une pierre qui fixe le point de départ d’un itinéraire et rappelle que c’est de cet endroit précis que l’archevêque Sigéric est parti vers Rome à la fin du Xème siècle.  Voilà certainement un des premiers exemples, après vingt années d’itinéraires culturels, d’une implication forte de l’église anglicane. Et ici, nous sommes au siège de l’archevêque primat du Royaume-Uni, évêque du diocèse de Canterbury et chef de la Communauté anglicane du monde entier, ce qui prend un sens encore plus fort.  

Entre Sigéric et l’archevêque actuel Rowan Williams, le 104ème dans la lignée, il y a bien entendu une suite d’événements et d’actes saints. En premier, un acte fondateur de conversion des souverains, Ethelbert et Bertha, cette dernière étant une princesse française, avec la venue de saint Augustin, et la fondation d’une chapelle dédiée à saint Martin, ceci à la fin du VIe siècle.

Cliché Via Francigena

Les Bénédictins s’y établiront jusqu’à la dissolution de l’ordre par Henri VIII en 1540.  

La poursuite d’un pèlerinage physique sur la tombe de Thomas Becket assassiné en 1170, cessera temporairement par suite de la destruction de sa tombe par le même Henri VIII en 1538.

Une autre histoire commence alors, en rupture avec le Pape, mais dans un rapport précautionneux avec le monde protestant. Les Huguenots persécutés par Louis XIV trouveront plus tard un refuge à Canterbury où une chapelle leur fut concédée. Les offices y sont encore aujourd’hui célébrés en français.  Rapport précautionneux, attentif, mais néanmoins prudent.

L’idée d’ancrer Canterbury au point de départ d’un pèlerinage d’indulgence, le pèlerinage vers Saint Pierre, implique aussi d’en rappeler le rôle comme point d’achèvement par tous ceux qui ont gardé pendant des siècles intacte la mémoire du « Meurtre dans la cathédrale » et d’un lieu de rassemblement qui pouvait rivaliser avec Compostelle, ou Tours. 

Ainsi par cette réunion symbolique, un pôle supplémentaire de la cartographie des pèlerinages européens s’est mis en place. 

Comment cette église anglicane est-elle structurée ? Comment, en position officielle, puis-je m’adresser à ses membres ? Du coup, je m’aperçois que je dois faire mon éducation permanente sur cet aspect de la vie religieuse européenne et considérer que fort heureusement, les rapports avec l’église romaine restent au beau fixe. Un message du Cardinal Poupard, Président du Conseil Pontifical à la Culture, lu ce vendredi, est en quelque sorte venu nous le rappeler. 

J’ai également suivi avec attention la liste des dates présentées en italien par un guide officiel de Canterbury, avant la visite de la ville. Il assurera ce parcours en italien puisqu’il s’agit aussi de l’entrée de Canterbury dans une association qui était majoritairement, sinon exclusivement italienne pendant plusieurs années.  

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Les dates qu’il nous présente recoupent celles que j’avais trouvées, mais je suis certain que je peux y ajouter maintenant l’année 2006.  

Le temps s’est plusieurs fois arrêté dans cette cathédrale, mais il s’y arrête aujourd’hui une fois de plus, quand ce lieu se veut, au-delà d’une réaction majoritairement hostile, le symbole d’une l’Europe retrouvée.

L’Eglise anglicane nous y aide beaucoup.  

Cliché Via Francigena

 

 

 

 

 

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