Dimanche 28 mai 2006, les jardins de l’Europe…suite

Passerelle de Marc Mimram. Cliché MTP.

Dans les premiers temps les choses étaient simples. Il fallait prévoir une issue à la proposition de la ville de Kehl qui devait accueillir cette foire d’horticulture allemande qui se déplace régulièrement de Land en Land, trois Länder à la fois chaque année. Et à Kehl on est prévoyant.

Dessiner un espace pour accueillir cette foire voulait dire en profiter pour réaliser un aménagement important. Donc investir. Donc vendre pour trouver l’argent. Et cette volonté indéracinable – qu’on me pardonne la métaphore – est restée là quels qu’aient été les changements de majorité ou de maire. C’est le bord du fleuve qui a été retenu. On peut le comprendre si on regarde comme la rive est aménagée. Du côté allemand, le Rhin prend ses aises, il passe sur le territoire, on le prend pour ce qu’il est : une trace de la sauvagerie ancestrale, un fleuve mythique.

Et on ne peut oublier – l’a-t-on vraiment oublié à Strasbourg – que la plaine d’Alsace et le fossé rhénan constituaient ensemble une zone inondable où les arbres, tous ensemble, ont pris peu à peu des allures de forêt tropicale. Je ne plaisante pas. Lorsque j’ai visité pour la première fois cet espace mystérieux au début des années soixante-dix, quand j’étais encore botaniste, on m’a fait voir ces arbres aux troncs cannelés, comme ceux qui sont proches de l’Amazone, dans la forêt primaire. Une convergence.

Passerelle de Marc Mimram. Cliché MTP.

Bien entendu, il ne s’agit ni des mêmes hauteurs, ni de la même ampleur, mais les kehlois ne l’ont pas oublié. Ni Michel Krieger qui, lorsqu’il a travaillé avec Marc Mimram pour la création de la passerelle, a suggéré que les bases d’accès de cette merveille architecturale pouvaient être inondées…d’où les deux possibilités d’entrées dont l’une atteint toujours la terre ferme du côté français et la rue, côté allemand. La rue en effet puisque la ville allemande n’a jamais nié le fleuve, allant jusqu’à le côtoyer, tandis que la ville française a appris à s’en tenir à l’écart, grandissant autour d’un affluent, se laissant ondoyer par des canaux reliant l’Ill au Rhin, même si certains ont été recouverts depuis, comme c’est le cas pour la rue de Zürich.

De fait, les villes ont plutôt regardé les bords du fossé d’effondrement, la montagne, qui une fois franchie leur offraient l’hospitalité de la mère patrie, que ce trait d’union liquide, devenu trait de désunion, frontière cédée, puis reprise, plusieurs fois, source de conflits.

Il n’était que temps de s’y réconcilier.

Et je peux en témoigner, pendant presque six ans, le travail principal, en dehors de réflexions très ouvertes sur l’art des jardins, en échange avec la ville de Lausanne, ou lors de conférences à l’Aubette, voire dans un échange avec les jardins japonais, a été un apprentissage du vivre et travailler ensemble.

Jardin des Deux Rives. Cliché MTP.

Partager la mémoire. Puis partager les responsabilités. Puis monter un projet en commun, un appel à propositions. Puis gérer de nouveaux conflits amenés par le changement de municipalité côté français. Sans oublier que parfois, au sein même de la municipalité socialiste, le travail de mémoire entrepris avec la population de Strasbourg, surtout dans les quartiers déshérités n’a pas été pris à sa vraie valeur.

Mais la politique locale, disons même la démocratie, sont à ce prix.

Cliché MTP.

De l’autre côté il y a la mémoire d’une peur.  Dans le beau livre consacré au projet, Richard Kleinschmager écrit :

« Je ne me suis jamais approché de la frontière sur le Rhin sans une légère appréhension que je me suis longtemps refusé d’expliciter. Ce faisant, j’ai conscience d’avoir préservé une source d’inquiétude qui touche à une part enfouie de moi-même et que j’ai alimenté, jusqu’à ce jour, du silence que je me suis imposé à ce sujet. » 

Freddy Raphaël ajoute : 

« Nous sommes de la génération, au lendemain de la seconde guerre mondiale, qui n’a pu se résigner à franchir le pont reliant Strasbourg à Kehl. La silhouette des douaniers coiffés d’un képi martial, arborant une longue cape vert-olive, la question lancinante, qui nous taraudait « Qu’ont-ils fait, eux, alors que nous étions un gibier traqué ? », nous interdisaient d’en faire une démarche banale, insouciante. »  

Il y a enfin la réconciliation de l’usage. La passerelle si décriée par les nouveaux venus municipaux, qui vient avec justesse définir une autre forme de communication entre les diversités. Diversité des âges, des formes de parcours, des saisons. Même si mes souvenirs sont plutôt mouillés et froids. 

Je me suis demandé pourquoi les endroits où j’habite jouxtent les frontières : Strasbourg, Echternach, Evian. 

Un besoin de regarder l’autre, ou de pouvoir s’échapper ?

Cliché MTP.

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