Samedi 27 mai 2006, les jardins de l’Europe

  

Bords du Rhin. Cliché MTP.

Dans les abords du fleuve, nous sommes arrivés sous la pluie. Des trombes d’eau, froides d’un mois de mai en retard de printemps. C’était lundi dernier.

Après avoir visité en Lorraine une sorte de jardin de curé, celui de la Maison de Robert Schuman, mi-jardin fonctionnel recréé, mi-jardin mis en scène pour diversifier l’intérêt des visiteurs, majoritairement des écoliers à qui l’on commente les panneaux sur l’histoire de l’Europe, le jardin des bords du Rhin à Strasbourg prend toute son ampleur, malgré l’eau qui s’est partout répandue. 

J’aime à le revoir régulièrement comme s’il faisait partie de ma propre histoire. 

J’ai fait à mes invités un commentaire un peu lâche, un peu rapide. Je ne m’étais pas vraiment préparé à faire visiter le « Jardin des Deux Rives » à des paysagistes professionnels et à des architectes, même si j’en ai accompagné l’histoire pendant dix années, parfois difficiles. 

Robert Schuman. Cliché Passionnément Moselle

Je n’ai que très peu de souvenirs de jours souriants au bord de ce fleuve lourd et pesant. Peut-être lors de l’inauguration des textes placés à demeure sur le Pont de l’Europe en 1999 ?  Un prélude intelligent aux premiers travaux d’aménagement du jardin.  Il me semble que cela se déroulait à la belle saison.

Deux ministres de la Culture, qui ne le sont plus aujourd’hui, ont parcouru cet espace frontalier au grand étonnement des voitures, d’un poste frontière désaffecté à l’autre.  L’une Catherine Trautmann a enfin quitté la retraite politique où ses amis l’avaient poussée et a repris le travail sur une scène un peu plus large que celle de la Communauté Urbaine de Strasbourg, en redevenant parlementaire européen. Le second, Ion Caramitru dirige aujourd’hui le Théâtre National de Bucarest.

On se souviendra de l’avoir vu dans « Amen », faute d’avoir sous la main des films roumains où il s’est produit, quand il était plus jeune. Un documentaire dont je me souviens, le montre au siège de la télévision roumaine en 1989, pris dans l’élan de la « libération » en cours. Il n’a pas été atteint ce jour-là par une balle perdue. Un miracle !

Mais le reflet de son agitation et de celle de ses amis, descendus dans la rue, et prenant d’assaut la parole là où elle avait été violemment confisquée pendant des années, nous apporte, nous gens de l’Ouest, dans un documentaire qui a à peine vingt ans, une nostalgie de l’année soixante-huit. On a également envie de rire, à découvrir ces étudiants attardés qui se pressent derrière un micro et devant une caméra, mais c’est sans reconnaître les dangers mortels de ces heures où l’histoire a un peu basculé, mais seulement dans une instrumentalisation de communistes contre d’autres communistes.  

Les Roumains ont vécu vingt ans après nous une révolution vite confisquée.  

Le « Jardin des Deux Rives » est prétendument terminé. J’avais eu l’occasion de donner une conférence l’année de son inauguration en 2004 pour le replacer dans une continuité, dans une cartographie réellement européenne, celle de l’itinéraire des Parcs et Jardins. Cela se déroulait dans l’espace de ce café-concert installé là pour une saison bizarrement intitulée « Festival des Deux Rives ».

Cliché MTP.

Ce Festival lui-même est une idée inventée par la nouvelle municipalité de Strasbourg pour masquer sa mauvaise humeur et son désarroi d’avoir hérité d’un projet dont elle ne comprenait que trop bien le caractère fortement symbolique et iconoclaste pour ceux qui n’ont pas encore pardonné aux citoyens « de l’autre côté ». De l’autre côté, il s’agissait d’un « Landesgartenschau ». Etait-ce trop allemand pour les édiles de Strasbourg ? 

Un espace un peu vide pour une conférence, un lundi en fin d’après-midi. Une petite dizaine d’auditeurs glacés et mon ami Michel Krieger, toujours fidèle, dans son rôle de créateur d’une initiative qui lui a échappé.  

Je suis revenu en début 2005 pour une autre conférence, côté allemand celle-là, pour des passionnés, pour ces citoyens qui ont sauvé le projet, du pasteur des mariniers, aux créateurs d’une association qui a fait un contrepoids efficace à des politiques revanchards. Michel Krieger était là de nouveau bien sûr, mais avec ses amis, cette fois.  C’était en janvier et il neigeait. 

Cliché MTP

Des souvenirs froids, je l’ai dit.

Peut-être qu’en 1995 ou 1996 faisait-il plus chaud ? J’ai le souvenir un peu flou d’un été où des artistes japonais étaient venus marquer les deux rives d’un espace sonore. Le jardin était encore une utopie dans quelques têtes. Les habitants avaient débarqué en tenue de pique-nique. J’avais pris un coup de soleil. J’ai l’impression que la révolution était là, en germe. Si je dis qu’elle a été aussi confisquée, je vais vraiment paraître pessimiste.  

L’histoire du « Jardin des Deux rives » mérite en effet d’être racontée. Elle commence pour moi par un déjeuner au Conseil de l’Europe en 1994 et un premier cycle se clôt là, au bord du Rhin lorsque je viens y donner une conférence en 2004.  Dans cet espace concret de dix années, j’ai découvert ce que la difficulté de mettre en place un projet ambitieux veut dire.  Et il est certain qu’un hommage doit être rendu à cet autre génie – j’en ai déjà évoqués plusieurs qui ont croisé ma vie, dans les textes précédents – qui traverse en permanence l’espace de sa ville, qui se rend d’une rive à l’autre pour convaincre, dans son fauteuil motorisé, recouvert d’un film protecteur les jours de pluie.  

J’aime beaucoup la conviction rebelle de Michel Krieger qui glisse le long des rues.  J’ai aimé aussi le dialogue que les jeunes architectes ont entamé avec lui, chez lui, alors qu’il avait quitté pour quelques instants ses pinceaux et une toile où prenait forme un nouveau mur de faïence ébréché de quelque salle de bain abandonnée. Le peintre qu’il est reste toujours en deçà du mur. Ce lundi, il faisait trop mauvais pour qu’il vienne nous rejoindre sur les bords du Rhin. Il nous a donc parlé chez lui ! 

L’histoire commence en effet par un déjeuner. Une idée simple : recréer un lien, faire que deux villes et deux peuples se regardent de nouveau. Michel est responsable, a été responsable dans tous les sens du terme, du programme ambitieux de la commande publique de la ville de Strasbourg pendant deux mandatures.  

Arrivé à Strasbourg en 1992, j’ai pu voir apparaître très vite dans le sillage du tramway, l’œuvre de Jonathan Borofsky, un artiste dont j’avais découvert les Hommes aux marteaux à New York au début des années quatre-vingt. Avec La Femme qui marche vers le ciel, située place des Halles, il entraînait le regard du passant vers le ciel, en rappel de l’Homme qui marche vers le ciel et de bien d’autres personnages paradisiaques qui doivent maintenant avoir rejoint les régions où plus rien n’existe, tandis que la Suite de Fibonacci de Mario Merz proposait un parcours sans fin à travers la ville, entre les rails.

Mais ces deux œuvres là, je ne suis pas certain que les Strasbourgeois les regardent encore avec l’étonnement ou l’énervement du premier jour. Par ailleurs, les textes de l’Oulipo installés sur les arrêts du tram ont dû les faire sursauter plus d’une fois et ils y réagissent certainement encore.

Pour ma part, je ne les ai décryptés que plus tard, lorsque j’ai mieux connu l’histoire des lieux-dits de Strasbourg, puis lorsque les chats d’Alain Séchas ont, dans la lumière de la nuit, interrogé les strasbourgeois sur l’absurde humour de la vie.  

Les œuvres fortes se sont fondues dans la ville, comme l’ont fait d’autres sculptures avant elles et par contre, les œuvres légères ont continué de jouer une petite musique de la dérision.  Une leçon ! 

Des auteurs de l’Oulipo, à ceux du « Pont de l’Europe », il n’y avait certainement qu’un pas…Michel l’a franchi et nous a demandé de chercher avec lui des écrivains, des philosophes, des plasticiens qui accepteraient d’écrire quelques mots pour qu’ils soient placés sur la frontière, sur le Pont de l’Europe, au-dessus de cette eau qui traverse une partie du continent et sur ce chemin que des camions venus de l’Est ont franchi pendant des années, avant les émigrés, avant les dissidents, ou avec eux dans leurs coffres ou leurs chargements, avant en tout cas que l’autoroute ne les déroute au profit de ceux qui font leurs courses, tour à tour, d’un côté ou de l’autre de la frontière. 

Cliché MTP

Il a fallu travailler longtemps.  Faire une liste d’auteurs européens qui représentent une certaine réalité – en 1997 – d’un continent réunifié n’était déjà pas si facile. Je suis heureux que Jean-Christophe Bailly, en compagnie d’un autre ancien ministre de la Culture et des Affaires Etrangères roumain, Andrei Plesu et enfin de Theodore Zeldin nous y aient aidés.  Ils l’ont fait avec savoir, attention et humour.

Pourquoi Zeldin a-t-il participé à ces premiers pas de l’aventure, alors que je n’ai jamais pu, depuis, le faire venir dans une autre réunion ? J’ai toujours pensé qu’il avait envie de revoir Catherine Trautmann à qui il a consacré un chapitre dans un de ses livres sur les Françaises. Cet homme fait ce qu’il veut. Tant mieux si là, en 1997, il nous a apporté ses idées. 

Ensuite, nous avons déménagé à Luxembourg et c’est depuis la Tour Jacob que ma collègue Sorina Capp a poursuivi les uns et les autres dans leurs retraites, et derrière leurs masques de créateurs. De Theo Angelopoulos, lauréat en 1998 d’une palme d’or, à Claudio Magris, toujours volage, de Pelevine, le Russe de la dérision absolue, à Ismail Kadaré perdu dans ses nuages intérieurs…une poursuite autour du globe. 

Sorina Capp. Cliché MTP.

On peut aujourd’hui passer de nuit sur ce pont et sentir les frôlements d’un arc en ciel. Ce sont ces boîtes magiques, colorées qui délivrent des textes, le plus souvent incompréhensibles, puisqu’ils sont là dans leur langue d’origine. Graffitis en boîte, ils disent quelques légendes et avouent quelques mythes.

Qui touchent-ils aujourd’hui ? Ceux qui savent, ou qui ont su et ceux qui passent et qui s’interrogent. Est-ce que les frontières sont suffisamment ouvertes aujourd’hui pour que ces boîtes puissent simplement enclore et protéger leur message ? Juste ce rôle de témoins ? Il faut certainement protéger les messages de liberté, mais il serait bien qu’ils puissent s’envoler et venir chanter à nos oreilles, où que nous vivions. 

« Les ponts les plus longs et les plus larges sur la terre sont faits d’un matériau flottant. Ce sont les voies de navigation qui traversent les mers. »

Ainsi commence le texte de Steinunn Sigurdardottir. Qui se termine ainsi : « Il est facile de se bercer avec des ordinateurs en guise de barques. Il n’est pas inutile d’« être dans la même barque » que celui qui réside de l’autre côté de la mer. » 

Les mots disent plus que nous ne disons. Il faut sans doute simplement laisser les mots dire. 

Mais il faudra cependant revenir dans ce « Jardin de l’amitié » et en reparler demain.

Cliché MTP
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