…En laissant passer le temps, le dimanche 4 juin 2006

Vallée d’Echternach. Cliché MTP.

A sept heures ce matin, le soleil avait décidé d’enchanter la nature.

Comme un appel : allez, il faut en profiter ! 

Au premier arrêt, je découvre une compagnie de lièvres. Deux d’entre eux restent prudents, mais le troisième trace sans effroi son chemin vers moi. A un mètre il m’observe et décide que je ne ressemble à aucun danger connu, mais qu’il vaut tout de même mieux s’éloigner. Et il part en cavalcade…au ralenti. Je le retrouverai, lui ou un de ses frères, quelques kilomètres plus loin.  Les sauts des lièvres, qui s’immobilisent soudain, les oreilles dressées pour considérer leur environnement et prendre une décision, sont d’une grande beauté. 

C’était aussi l’heure parfaite pour les alouettes. Quel enchantement ! Cette espèce de montée musicale, effectuée d’abord en survol à raz de terre, puis en vol ascensionnel, tandis que la voix prend de l’ampleur, comme si elle voulait couvrir la terre entière.  Un vol plané, contre le vent ou parfois avec lui. Un plaisir bref.  Il leur faut certainement déployer trop d’énergie contre le vent aujourd’hui. Alors les ailes se replient et c’est le plongeon. Puis de nouveau un vol plané. Puis un plongeon, comme un nageur qui a replié ses bras. La terre est proche. Et à un mètre à peine, le vol suspendu reprend et le son ondule de nouveau sur les avoines agitées par le vent. 

A sept heures, ce sont les épousailles de ces animaux avec la terre fraîche, avec l’herbe verte accumulée en longues buttes odorantes par la faucheuse hier après-midi, avec les pollens qui me chatouillent le nez. Un peu plus loin un troupeau de biche s’aventure à la limite du sous-bois. Il est temps de reprendre le rythme d’une journée de fin de printemps un peu froide et de se sauvegarder des hommes.

Les animaux regagnent leurs abris.  Je reviens dans mon bureau. 

Je suis un piéton, un promeneur au Luxembourg. Et si je ne voyageais pas si souvent, je pourrais penser que je vis dans une sorte d’île enchantée. Je le pense parfois. Comme ce matin qui précède le mardi de la Pencôte et la procession dansante d’Echternach. Je regarde les étendues de céréales et la vue plongeante que devaient contempler les pèlerins venus du plateau lorsqu’ils découvraient la basilique. Mais il ne s’agissait sûrement d’autres récoltes et en tout cas d’une autre basilique puisque la dernière guerre a nécessité la reconstruction complète de celle-ci. 

Lac d’Echternach. Cliché MTP.

Piéton oui ! Mais je suis le plus souvent un piéton à la recherche des livres. Je les préfère chaque jour un peu plus à l’image. Sans doute parce qu’ils sont les sources d’images – mentales – qui ouvrent mes rêves, avant d’exiger que j’écrive, sur eux. 

C’est comme si je passais ma vie dans les livres. Et pourtant tous comptes faits, je lis peu par rapport à mon besoin de lire. Je vais de livre en livre, comme de bateau en bateau, mais ce sont des bateaux de sauvetage. Je me sauvegarde mentalement en lisant. Comme je me sauvegarde physiquement en marchant entre les rangées de maïs naissant. Je prends des notes, mentalement. Et si je suis en avion, je sors un carnet et j’écris. Les volumes s’accumulent. Les notes s’accumulent. Et pourtant je voudrais en faire un parcours, leur donner un sens. Le parcours du piéton de Luxembourg ?  

Je vole les livres dès que j’ai l’occasion de rentrer dans une librairie. Je les dérobe plutôt, parce que je ne sais pas si je vais les retrouver. Bien entendu, c’est une image. La venue des livres dans les librairies est aujourd’hui fondée sur un parcours très aléatoire. Surtout pour celui qui vit loin de Paris, dans un pays où les rares spécialistes se côtoient dans quelques rues voisines du centre de la capitale. Je ne lis pas le luxembourgeois. Je lis difficilement l’allemand. Et j’en suis donc réduit à respecter le sort, ou à attendre mes déplacements à Metz, Strasbourg, Bruxelles ou Paris.  Mes essais d’achat à Florence, Rome ou Madrid me laissent insatisfaits. Je ne lis pas assez bien l’italien et l’espagnol pour vraiment prendre plaisir à une découverte de « Memoria de mis putas tristes » de Gabriel Garcia Marquez, ou même le « Tristano muore » et les « Picoli equivoci senza importenza » d’Antonio Tabucchi dont on vient paraît-il de refaire la traduction chez Gallimard, encore moins « Il quartiere » de Vasco Pratolini, chronique un peu acide de la jeunesse des années trente près de la paroisse florentine de Santa Croce.  Je les ai entamés. J’ai même éprouvé par moment l’impression de rentrer dans le propos. Mais c’est une illusion. 

Toutefois lorsque je reviens de l’exploration de continents plus riches que ceux du Luxembourg : les librairies de la rue de la Roquette, celles du passage des Princes à Bruxelles, ou encore le Quai des Brumes de Strasbourg où j’ai des habitudes, je ne cesse de me poser des questions sur le sort des livres.  Pourquoi cette romancière roumaine qui, a plus de soixante ans est traduite en français pour la première fois ? « Une matinée perdue » de Gabriela Adameşteanu est pourtant un bonheur de lecture, entre Sartre et Flaubert. Et pourquoi cette autre, Cécilia Stefanescu, dont la trentaine débutante a droit à connaître les lecteurs français dès la sortie de son premier livre : « Liaisons morbides« . Pourquoi faut-il que je poursuive Kadaré, de ses premiers romans à ses derniers, sans ordre, selon le bon vouloir des commandes des libraires ? Et pourquoi « La flèche jaune » de Victor Pelevine se trouve-t-elle sur les rayonnages dix ans après sa traduction dans ma langue alors que « La critique macédonienne de la pensée française » a ravi mon dernier mois d’août, peu de temps après sa venue au monde ? L’écrivain le plus drôle de la littérature russe contemporaine qui n’avait pu venir à Strasbourg en 1998 pour l’inauguration des textes du Pont de l’Europe, poursuit sa progression dans ma lecture, parfois à l’envers.

Je devrais tirer un jour la conclusion définitive que je ne vis plus à Paris et que je n’ai pas les facilités de critique de Pierre Assouline pour se procurer des ouvrages et en rencontrer les auteurs ! Aléatoire ! Aléatoire seront donc également les présentations de livres que je ferai. 

Par où commencer ? Par l’auteur dont je transportai avec moi l’un des deux derniers livres lors de mon retour de Bucarest, « Le vol de la mésange » ? Parce que j’ai encore dans l’oreille, le vol et le chant des oiseaux ? Association!

Je dis l’un des derniers livres puisqu’il est venu au monde en parallèle à un portrait, celui de Gerda Taro « L’ombre d’une photographe« . Photographe trop méconnue, morte en Espagne du temps de la Guerre civile et compagne de Robert Capa.  Ombre de Robert Capa, pourrait-on dire, puisque l’histoire, à un certain moment, n’a plus distingué les clichés de l’un et de l’autre. Quand l’Europe centrale et l’Europe orientale se sont réouvertes, François Maspero a poursuivi sa quête des territoires secrets. Il y est allé aussi sur les terrains de la Guerre. Il en résulte une série de « papiers » comme disent les journalistes, portraits courts envoyés au journal Le Monde tout un été en 1995. « Balkans-Transit » fait aujourd’hui partie des bonnes bibliothèques.  

Celui-ci est plus inégal, comme une récapitulation de vie, où le premier souvenir parle de la visite de la Gestapo dans une campagne française et le dernier parle en effet de la mésange qui s’envole, au moment où une révolution s’achève ou se dissout, en Amérique centrale. 

Mais il y a des perles. Comme cette histoire de chat qui s’infiltre contre toute volonté extérieure dans une librairie dont il découvre, en rejoignant l’espace le plus éloigné de l’entrée, jour après jour, les rayons et les sujets. La librairie que Maspero a ouverte au Quartier Latin et où il vendait non seulement les livres Tiers Mondistes et engagés qu’il a publiés, mais un choix de romans et de livres d’histoire utiles aux étudiants, je l’ai connue à la période d’or.  Un moment de lutte et de romantisme. Dans l’après 68. Dans l’espace ouvert par la mort inconcevable mais trop certaine du Che. Dans le trouble de la fin de la guerre d’Algérie, après l’enlèvement de Ben Barka, au moment où le Gaullisme signifiait un moyen terme entre l’Atlantisme et la décolonisation. Au moment où nous placardions sur les murs des caricatures de notre chef d’Etat en figure de Père Ubu et où d’autres tyrans, à l’Est de l’Europe, dans les pays satellites désolidarisés de leur grand frère, devenaient réellement Ubu. 

Dans ces heures de déjeuner un peu prolongées par une séance de cinéma qui chaque jour sauvait ma vie de l’ennui, « La Joie de lire » était une étape, un croisement du côté de la rue Saint Séverin où il y avait tant de cinémas et tant de films à découvrir.  

J’ai juste le souvenir que si un chat dormait sur les livres, des jeunes gens étaient eux allongés par terre pour lire. Pas comme ceux qui parcourent les bandes dessinées à la FNAC aujourd’hui. Non, ceux là étaient un peu plus sales, comme il le fallait et avaient certainement les cheveux longs. Cela je ne m’en souviens plus vraiment. C’est juste le détail qu’il faut donner pour faire vrai.  

Tout le monde en fait, dans ce quartier, avait les cheveux longs. Et on volait beaucoup de livres. Au sens propre cette fois. Et le propriétaire trouvait le monde injuste, tout en continuant cependant à prôner le partage des richesses. Pris entre la propriété et le vol, il continuait parfois à dire : « la propriété c’est le vol« , sans se plaindre vraiment d’une économie rendue difficile par ses clients peu scrupuleux.  

On ne peut pas gérer une librairie dans ces conditions. Celui là aussi a été ruiné. Mais le terme n’est finalement pas venu des pertes, mais de la violence la plus bête. Un jour le chat disparaît.  Quelques jours après la librairie est incendiée. 

C’est ainsi que s’est faite, avec un peu plus de dureté qu’ailleurs, une certaine normalisation de la culture à Paris.  Je pense que cette librairie laisse peu de souvenirs aux étudiants d’aujourd’hui. Les dernières librairies gérant un stock disparaissent. Aléatoire, je l’ai dit ! Il vaut mieux gérer des fringues.  

Et place de la Sorbonne, les cris se veulent des symboles.

A peine plus violents qu’un vol de mésange qui s’envole, ou que les pas silencieux d’un chat qui s’éclipse. 

Mais Maspero est vivant. Il parle parfois à la première personne, parfois sous un masque de combattant ou sous un masque de photographe. Allez, on l’a bien reconnu ! 

La Maison dans la Tour. Echternach. Cliché MTP.

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