Mardi 11 avril 2006, à Bucarest : Quels Paul ? Souvenirs personnels

Arrivé tard hier soir, j’ai vraiment pris conscience avec tristesse que la politique italienne n’est ni plus ni moins dans l’état que j’imaginais. On ne sait pas qui a gagné. Normal. Et le Président du Conseil sortant s’accroche, aidé de ses alliés.

Printemps à Bucarest. Cliché MTP.

Au matin, j’abandonne de lassitude et j’attends que l’on décide de rejuger ou de proclamer le changement de majorité. Ce sera difficile pour mes amis de retrouver un siège au Parlement dans ces conditions.

Traverser, et séjourner une fois de plus dans l’aéroport d’Amsterdam m’a conduit à une certaine nostalgie. Il est vrai que je n’ai plus tout à fait le feeling avec ce qui fait la mode en France. Je connaissais les grands boulangers comme Poilâne dont le pain au levain est paraît-il une merveille, ou les délices de Le Nôtre ou de Fauchon. Mais je n’avais pas noté « Paul, le boulanger ». Pourquoi cet oubli ?

C’est en effet qu’il faut se faire un prénom si l’on tient à prendre une posture internationale. Il doit bien y avoir des Georges, Martin, Félix et pourquoi pas Michel sur le continent américain qui vendent des croissants cuits à point ou des bisques de homard comme en Bretagne, ou pourquoi pas de la bouillabaisse ? Celui-ci se nomme Francis paraît-il mais il a certainement pensé que Paul ferait plus campagne.

Ce Paul, je l’avais déjà rencontré à Strasbourg, mais il y a seulement quelques mois, preuve que je vis vraiment ailleurs. Un nom parfait pour un pain ni plus ni moins goûteux que dans une bonne boulangerie de quartier, depuis que le métier est revenu en force dans une profession qui, dans mon enfance était passée au four à pétrole et aux baguettes élastiques. Allons, voilà une chose qui a plutôt évolué dans le bon sens !

Paul, donc comme Oliviers pour l’huile d’olive. Il manque juste une apostrophe à la fin pour faire un saut transatlantique. Et d’ailleurs je crois savoir que ce Paul là n’a pas pu s’implanter de l’autre côté.

Pourquoi est-ce que je passe autant de temps et de phrases à tourner autour de ce prénom ? D’abord parce que à l’entrée de l’une des branches de l’aéroport d’Amsterdam, ce Paul vend des pains « A la française ». Ceci dans la patrie du Gouda et de l’Edam où l’on trouve à tous les tournants de cette ville dans une bulle qu’est l’aéroport d’Amsterdam, des raclettes à fromage et des colliers de petites masses à croûte colorés rouge, jaune, orange…La réussite du pain français est donc à noter.

Mais quand je m’interroge vraiment, j’ai l’impression d’avoir été soumis à un effet subliminal. Paul ! Mais c’est bien sûr ! C’est le nom de famille de ma grand mère paternelle et donc de mon arrière grand-mère et de mon grand oncle. Et alors ? Eh bien ils étaient boulangers. Boulangers et fermiers à la fois, comme on l’était à la campagne au XIXe et au début du XXe siècle, mais d’abord boulangers.

Je n’ai pas beaucoup de souvenirs. En grattant bien, l’image d’une maison et de son four, au milieu du village natal de mon père, à Lumigny-en-Brie. Ce village où je ne suis même pas allé, l’année de mes huit ans lorsque j’ai passé des vacances d’été dans un autre village de Brie où mon père avait hérité une maison de sa tante : Choisy-en-Brie. Mon père n’a jamais eu de voiture, il ne savait pas conduire et il n’a pas vraiment fait l’effort de m’y emmener.

Lumigny en Brie. Cliché MTP.

Je ne l’ai visitée que le jour où nous avons enterré ma grand-mère.

Mais la boulangerie, je veux dire surtout la boutique et le métier, c’est pour moi de ce fait un mot un peu mythique.

Je suis issu d’une famille de boulangers et cette réalité de mémoire reste cependant très en arrière plan. J’imagine ma grand-mère, dans son adolescence, au tout début du XXe siècle, attelant la carriole le matin vers quatre ou cinq heures pour aller livrer le pain dans les fermes des environs. Je l’imagine rue de Flandres, tenant boutique, tandis que son frère était devant le four. Le matin, le meneur de chèvres passait pour rejoindre les fortifs où il les faisait brouter. Il n’arrivait jamais, me disait ma grand-mère, à arrêter ses animaux qui gobaient une brioche au passage. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus de chèvres là où se dresse maintenant la Cité des Sciences, sinon dans le Parc de la Villette pour amuser les enfants.

Je l’imagine, je vois même la scène parce qu’elle me l’a racontée, au début des années soixante quand j’étais au lycée et que j’allais écouter la radio avec mes grands-parents, après huit heures.

A cette époque José Arthur et Claude Villers ouvraient la fenêtre des musiques du monde et tenaient chronique des potins de la Ve République naissante. L’un est encore bien vivant et, en dehors du pop club qui a poursuivi sa carrière pendant plus de trente ans, il continue à présenter le théâtre sur France Inter et à la télévision. L’autre, un merveilleux conteur radiophonique, a été victime d’une attaque voici un an ou deux, qui l’a laissé un peu à la dérive d’une parole qui a fait longtemps nos délices.

Ou bien encore je me souviens…j’étais à l’école communale ou en sixième. Je gagnais dès que j’étais rentré de l’étude ce grand pavillon de meulière où mes enfants ont eux aussi grandi. Dans la cuisine s’alignaient les casseroles. Elles me fascinaient. A cette heure là, j’ai la mémoire des débuts d’Europe I et de l’apogée de Radio Luxembourg. Vers six heures, je pense, après un air de Ravel, était-ce la « Pavane pour une infante défunte » ou plutôt « Ma mère l’Oye », on écoutait le journal des dames et des demoiselles.

Vrai ou pas, je n’ai pas le temps de vérifier. Cela restera ma mémoire.

Un peu plus tôt dans l’après-midi commençaient les interviews fleuves de Jacques Chancel : « Radioscopie » que l’on diffuse encore parfois, surtout les plus exemplaires comme celle de Marguerite Yourcenar dans son île.

J’ai encore dans l’oreille, celle de Jacques Brel. Est-ce un effet du temps, ou une sorte de mirage, mais je me revois en train de l’écouter en 1958 ou 59. Je sais encore où, je sais aussi quelles odeurs sont liées à cette heure de la journée.

Puis c’est le début de Campus de Jacques Lancelot où un soir de miracle j’ai l’impression que se sont rencontrés autour du micro le même Jacques Brel avec ses cheveux longs, Brassens déjà grisonnant et Ferré. 68 était passé par là !

Si je décris cette soirée qui n’était qu’un son, c’est qu’il existe la photographie d’une telle rencontre, photographie qui est devenue un poster aujourd’hui.   

Bref j’ai le souvenir de ces transmissions là.

Et du pain chaud, du goût du pain, des brisures des gros pains entamés.

Et de ma grand-mère qui se réfugiait dans la cuisine, seule pièce chauffée du grand pavillon.

Elle préparait des crêpes. Je m’en souviens. Et avec un Louis d’or dans la main. Elle mettait des briques lourdes et vernies au four pour les ensacher ensuite avant des les glisser dans le lit froid. 

Des habitudes de guerre ? Des habitudes de campagne ? Mes grands parents n’allumaient le chauffage central que si le gel risquait de faire éclater les tuyaux. C’est à dire, les années normales, pas plus d’une ou deux semaines par an.

Que mon arrière grand-mère ait pu résister à ce régime, passé quatre-vingt dix ans, alors qu’elle montait dormir au deuxième étage dans une des pièces les plus froides de la maison, sous les combles, là où assez longtemps je me suis installé un bureau, reste pour moi une énigme.

Tombe de mon arrière-grand-mère. Lumigny en Brie. Cliché MTP.

Cela prouve certainement que le fait d’avoir dans un environnement qui était encore à ce moment là la campagne au sens traditionnel du terme, donnait de la résistance à ceux qui y survivaient.

Elle avait une dizaine d’années à la chute de Napoléon III, à l’arrivée des Prussiens et au moment de la Commune.

Parce qu’elle avait du résister à la dureté de trois guerres, à la mort de son gendre dans les tranchées et à l’éloignement de son petit-fils en territoire allemand pendant quatre ans, sans guère de nouvelles ?

Les vrais Paul sans marketing, ce sont eux.

Je ne sais pas pourquoi, mais en les évoquant, j’ai le sentiment d’une terrible fuite du temps et de la disparition définitive d’une société non apprêtée.

Il y a, dans la seule grande maison que je n’habite jamais, à Evian, un peu disloqués, un peu dépareillés, hors contexte maintenant, des objets qui me parlent de cette fuite. La bassinoire qui chauffait le lit de mon arrière grand-mère. Ces casseroles de cuivre où j’ai vu bouillir des fruits pour la confiture et un seau qui servait à entasser les escargots que nous ramassions après la pluie, que nous arrosions de sel et de sciure en prenant soin de recouvrir le seau d’une planche elle-même assurée de son équilibre par plusieurs briques ou des poids en fonte afin que les animaux en train de recracher toute leur bave n’exercent pas une pression victorieuse sur le couvercle.

C’est bien enfoui, ce bercement des souvenirs….enfoui au fond du jardin.

Mais je dois aussi penser aux Pâques qui s’annoncent. Et dans la capitale roumaine où on fêtera Pâques huit jours plus tard qu’au Luxembourg, les oeufs ont fait leur apparition.

Musée du Paysan Roumain, Bucarest. Cliché MTP

Un commentaire sur “Mardi 11 avril 2006, à Bucarest : Quels Paul ? Souvenirs personnels

  1. J’aime bien le ton de votre blog, très vivant et informatif.
    Pour ma part, sur un ton totalement différent, j’ai démarré aussi un blog « l’Europe dans la campagne », qui pourrait vous intéresser;

    Cordialement,

    Catherine Guibourg

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