
J’ai été élevé dans l’attente du Père Noël. Normal ! Je suis né dans l’année optimiste qui a suivi la Libération de la France et le sapin, dressé chaque année dans le salon de mon enfance, s’est enrichi de « sujets » que mon père avait sélectionnés selon ses propres souvenirs, tandis que ma mère puisait dans le choix qu’elle offrait à sa clientèle, après la visite en novembre de représentants qui déballaient des trésors, visite à laquelle j’étais heureusement convié à participer. Une anticipation de futurs cadeaux et d’atmosphères familiales devenues rituelles.
Après une cinquantaine d’années et la transmission de ces moments qui ne sont jamais « obligés », même si on sait bien intérieurement obéir à un bain de messages publicitaires, plutôt qu’à un vrai rythme populaire et à un rite de réunion, pour faire face ensemble, à la disparition de la lumière. Et sans doute à la peur ancestrale qu’elle ne revienne pas.

Il y a eu cependant des moments de révolution intérieure dont je ne néglige pas qu’ils s’articulent sur des évolutions sociales que l’on adopte par facilité.
Déménager à Strasbourg, puis au Luxembourg dans les années 90’s, pour venir achever une période agitée de voyages incessants, dans le calme d’une retraite sur les hauteurs d’Evian-les-Bains, constituent autant d’articulations cérémonielles qui ont inévitablement modifié l’ambiance extérieure du rite et la chaleur d’un cérémonial intériorisé.

Lorsque j’ai commencé à vivre à Strasbourg, j’ai très vite compris que je n’habitais plus le même monde que celui des Parisiens, mes compagnons citadins, de plus en plus agités et fatigués, après quarante années de prospérité assumée, puis de doutes intériorisés.
Je l’ai compris, mais puisque je côtoyais chaque jour dans le beau Palais de l’Europe, extraterritorial et presque extraterrestre, toutes les nationalités de l’Europe, il m’a fallu plusieurs années pour que je saisisse que les Fêtes de fin d’années, comme d’autres fêtes calendaires, puisaient en Alsace dans un autre Moyen-Âge que celui des paysans franciliens devenus Parisiens par obligation.

Sans parler du Régime dérogatoire concordataire et de la continuité juridique héritée de la période allemande, le Protestantisme avait réussi à débarquer les saints, Nicolas le premier, par contre largement fêté au Grand-Duché, pour retourner vers la lumière intérieure d’une Sainte aveugle, Sainte Odile, cousine locale de Sainte Lucie et que le Marché de Noël, devenu depuis le premier auquel j’ai participé en 1992 jusqu’au plus récent fin 2019, un rendez-vous commercial, menacé autant d’étouffement touristique que de menaces terrorisme. Un marché que chaque ville de France tente d’imiter à sa manière, souvent la plus caricaturale.

Mes yeux se sont ouverts sur le véritable soubassement historiographique des personnages conviés – saints locaux et figures commerciales -, à l’occasion d’une exposition préparée par Anne-Marie Simon pour le Département du Bas-Rhin, sous couvert de l’Institut européen des Itinéraires culturels, dans l’ambiance d’un itinéraire culturel éphémère, celui des Rites et Fêtes populaires en Europe.

Pour dire mieux, le Christkindel et le Hans Trapp, remis en valeur sur les routes de l’Alsace bossue à Bouxwiller, ont servi de guide à la relecture salutaire de traditions qui ne demandaient qu’à être transmises comme un antipoison à la banalisation festive en train de gagner la partie.
J’ai ainsi gardé quelques images de ces Noël d’Alsace reconstitués où le sapin était accroché au plafond en révélant ainsi qu’il poussait à partir d’une pomme.

Beau souvenir d’un ensemble intégré derrière les lucarnes d’un peep-show qui avait servi à une mise en scène de Pierre Diependaële au Théâtre du Marché aux Grains.

Mais en revenant à Evian-les-Bains depuis quelques années, en partie pour fuir la surpopulation de la capitale alsacienne, j’ai adopté avec délices le monde des flottins et leur fabuleux village.
« Depuis la nuit des temps, venus de toutes les Alpes, la famille des elfes, ondines, sirènes, sorcières, farfadets et autres lutins, échoue sur la plage d’Evian. »
Bois flottés venus des montagnes, descendus de la vallée du Rhône, au plus près des glaciers qui tentent vainement de résister au réchauffement climatique, frottés aux cailloux des torrents, puis accueillis par le ventre gonflé du Lac Léman, enceint des montagnes qui l’entourent, ils n’attendaient qu’un roi pour constituer une cour des miracles hétéroclite, afin de faire semblant d’effrayer les petits enfants.

Je n’ai pas boudé mon plaisir ! D’autant plus que cette année, ils entouraient deux grands maîtres de l’illusion, les Frères Lumière, revenus en leur Palais, le temps d’une exposition indispensable à la mémoire de la ville.
Ainsi le moment, où la lumière est tellement attendue, a réuni dans un véritable paradigme, nos mythologies les plus anciennes avec les outils d’une modernité faite de faux-semblants tellement vraisemblables, issus de l’imagination technique de deux frères qui nous ont laissé un merveilleux jouet en héritage.
Eléments ethnographiques :
L’origine de la tradition du « Christkindel », l’« Enfant-Christ » est a rechercher dans la Réforme protestante. À la fin du XVIe siècle, la Réforme veut remplacer Saint Nicolas, dont elle trouve la célébration trop païenne, par le Christkindel, personnage qui doit rappeler le don de Dieu fait aux hommes. La tradition évolue au fil des siècles et fait oublier ce pieux changement.

C’est sans doute la figure la plus énigmatique de tous les personnages qui peuplent la période de Noël. Très attendu dans les maisonnées alsaciennes il y a encore à peine 50 ans, il est aujourd’hui inconnu de la plupart des enfants. Cette figure est-elle la survivance d’une figure féminine qui incarne la fertilité et annonce le nouveau cycle de la nature, ou s’agit-il de Sainte Lucie, toujours majestueusement fêtée dans les pays scandinaves ?
À partir du XIXe siècle, le Christkindel est représenté sous les traits d’une jeune fille voilée, tout de blanc vêtue, parée d’une couronne dorée faite de branches de sapin et ornée de 4 bougies et tenant en main un bâton avec une étoile. Elle venait s’approvisionner en présents (des « bredele » et des mandarines) à l’intention des enfants sages. À ses côtés, le redoutable Hans Trapp continue à jouer le rôle du Père Fouettard.

Quant à Hans Trapp, ce serait une figure faisant référence à un personnage historique : il Le seigneur Hans von Trotha a vécu au XVème et habitait un château près de Wissembourg, dans le Palatinat : le château de Berwartstein. Il avait aux yeux des Wissembourgeois une réputation exécrable, car la ville lui disputait la propriété du château : l’abbaye de Wissembourg avait en effet acquis la forteresse, mais suite à divers conflits l’avait perdu, tout en en restant le propriétaire légal. En 1480 L’électeur palatin Philipp I Le Franc, prêta Berwartstein au chevalier thuringien Hans von Trotta et le lui vendit cinq ans après, malgré les protestations de Wissembourg. Von Trotta était entre-temps devenu maréchal du Palatinat. Von Trotta fit du château une véritable forteresse adaptée à l’artillerie, entendant bien le garder. Malgré tous leurs efforts, les abbés de Wissembourg n’arrivèrent pas à récupérer Berwartstein. La position de Hans von Trotha dans l’échiquier politique de ces années là fut tellement protégée, que même un anathème du pape et les tentatives de conciliation de l’empereur Maximilien restèrent sans succès. Il fallut attendre la mort du maréchal en 1503 pour obliger ses successeurs de rendre aux abbés quelques villages, domaines et droits, mais le château de Berwartstein resta la propriété des von Trotha.