
Après tous ces jours passés en Espagne, tournés vers la splendeur, l’unique, l’exceptionnel et quasiment le légendaire, il est nécessaire de revenir à la réalité.
L’Espagne qui sait traduire en tourisme une offre de réconciliation à partir de son passé, ne peut gommer l’histoire récente. Aucun pays ne peut rien gommer d’ailleurs, mais une jeune démocratie qui s’est épanouie comme une rose du désert en se gorgeant d’eau, le peut encore moins. Elle offre la vision de ce qui l’a constituée, à la fois cruelle, universelle et partie à l’assaut du monde, détentrice d’une langue parmi les plus universelles, mais pétrie de contradictions violentes, capable d’une guerre civile dont les traces vivantes ne se sont pas effacées et d’une superposition de civilisations que l’Inquisition n’a pas réussi à éradiquer.
Au-delà de l’optimisme des grues et des chantiers, d’une certaine opulence madrilène et barcelonaise, les vitres lumineuses de la serre économique, inaugurée sous un gouvernement socialiste, et couronnée par un autre, sont en train de se rayer et le chauffage risque de manquer pour les plantes les plus fragiles. Un mécanisme qui semblait ne jamais vouloir s’arrêter, comme celui de l’après-guerre de ma jeunesse, trouve une issue sous forme d’une crise qui touche chacun. Et pour employer un langage convenu, mais juste : « Et d’abord les plus démunis ».

Pour l’instant, à l’extérieur de l’Espagne, on ne fait que murmurer et montrer parfois des reportages. On voit plus rarement des images de ces immeubles abandonnés avant même d’être occupés. On ne dit pas encore qui va se retrouver à la rue.
L’Espagne a certes couru le plus vite possible pour atteindre un degré comparable à celui de notre pollution ou à celui de notre exode rural. Et Don Quichotte ou le Cid Campeador ne traversent plus que des espaces destinés aux grandes routes touristiques et historiques. Encore heureux quand ces démarches-là ont réussi à conserver une vie locale ou à changer les modes de production, sans altérer l’alliance unique du patrimoine culturel et naturel. Mais cette réussite est encore plus fragile que la nôtre, car c’est à une vitesse quasi incroyable que la société traditionnelle s’est fissurée.

Il fallait bien sûr faire tomber ce qui faisait assise du pouvoir fasciste : les conservatismes militaire et religieux les plus étroits. Il fallait faire face aux autonomismes en leur donnant une reconnaissance qui serve l’unité. Il fallait enfin comprendre qu’une famille citadine n’avait plus les mêmes rythmes ni les mêmes contraintes qu’une famille unie autour du vignoble de la Rioja, de l’huile de la Mancha, ou des activités agricoles plus modestes qui constituaient le tissu structurel.
Mais ? Pouvait-on éviter que la fissure passe aussi entre les individus, accentuant les divorces, disloquant les liens entre les générations, isolant les entités culturelles dans l’horizon des transports, toujours plus longs, toujours plus occupés par la lecture des quotidiens gratuits ou l’écoute des lecteurs mp3.
Cette réflexion que j’aurais pu faire dans les années quatre-vingt en France, en Italie, en Allemagne et en Grande-Bretagne, mais qui ne s’appliquera jamais au Luxembourg, vient faire saillie vingt ans plus tard en Espagne. Et elle peut, avec des nuances, être dirigée vers tous les nouveaux pays qui ont rejoint eux aussi le camp des démocraties et où les capitales : Vilnius, Bucarest, Bratislava, Sofia…vont répliquer les mêmes erreurs, comme on dit d’un tremblement de terre.
Marie m’avait conseillé plusieurs films espagnols récents lors de mon passage à Madrid à Pâques. L’un d’eux « La Soledad » évitera c’est certain de supporter cette longue digression qui parle autant de moi que des Espagnols pour aller au plus direct.
Malgré son caractère très atypique, il a obtenu trois Goya en ce début d’année. C’est le signe qu’il met le doigt exactement là où il le faut et que les professionnels du cinéma espagnol ont compris que les grandes métaphores devaient être contrebalancées.
Un pays en pleine expansion ne supporte le nouveau rythme qu’en écrasant les individus. Et peu importent les moyens, puisque par instinct ou par calcul, les individus les plus perdus trouvent les moyens de s’écraser eux-mêmes.
On suit deux personnages, plutôt taiseux, que le procédé cinématographique lui aussi plutôt inhabituel, le découpage de l’écran en deux champs distincts, placés côte à côte ; côté cour et côté jardin, en quelque sorte, rend rarement bavards tous ensemble.

« Chaque partie correspond à un point de vue différent sur une même scène. Derrière ce procédé et les règles que nous lui avons appliquées il y a l’idée de créer un code dont la fonction est d’apporter une perception distincte à celle induite par un format classique. Le défi et la difficulté ont été d’obtenir une certaine distanciation et une rupture vis-à-vis de la lecture habituelle sans que cette rupture ne soit un frein à l’émotion » affirme Jaime Rosales, le metteur en scène.
L’une plus âgée : Antonia est jouée par Petra Martinez. Elle essaie avec une énergie régulière, recréée chaque jour, de garder le lien avec des clients, dans une petite boutique de quartier, et d’accompagner ses enfants dans leurs souffrances et leurs envies quotidiennes, leurs mesquineries parfois. A la ville c’est en effet plus difficile qu’à la campagne. Les enjeux financiers sont plus importants et les envies plus radicales : à quand la maison au bord de la mer demande déjà une des filles en hypothéquant l’héritage à venir et le logement de sa propre mère ? L’humanité d’Antonia – celle d’une autre génération ? – lui vaut de voir son cœur éclater.
L’autre Adela, fuit une petite ville pour arriver dans la grande, dans la capitale et fuit aussi son mari dont elle s’est séparée en gardant avec elle un enfant dont elle pousse dans le parc les babils et les espoirs de vie.
Visage lisse, terriblement lisse. Elle fume machinalement. Elle vit machinalement. Elle lit machinalement. Un rythme maternel la conduit que les changements de milieu n’ont pas même altéré. La transplantation établit un peu plus de distances encore avec ceux qui l’obligeaient à parler. Mais même son père a bien pris conscience que sa propre tête fuit de toutes parts et que les évènements du jour disparaissent de sa mémoire quelques minutes après y être entrés.
Une vision anti-mémoire donc, faite d’instants épars, où l’irruption de l’histoire vient soudain s’inviter, sans véritable heurt : un attentat, un soir, dans un bus, fait partie des choses de la vie. C’est un enfant qui est effacé. Un motif de vivre qui est rayé par une bombe que l’on dit « aveugle » et dont on connaît les effets traumatisants à Madrid, après les effets fondateurs de ceux de Paris ou de New York. Islamistes ou Basques ?
Nouveau terrorisme ou terrorisme plus ancien ? Le film ne dit rien. C’est un film, donc il montre. Il montre à peine d’ailleurs. Nous avons les éléments dans notre propre sac pour combler les vides. Pas de pleurs, pas de cris, juste quelques cicatrices et un bras cassé. Celui qui portait l’enfant.

Est-ce que je lui fais de la publicité si j’affirme que ce film fait peur ? Je sais qu’il sort en France avant l’été, ce qui n’est pas très favorable. Et je crois qu’il va perturber beaucoup de Français qui ont pris l’habitude des excès d’Almodovar. Trop froid ? Trop bien tenu à distance ? Trop bizarre. C’est vrai qu’il est difficilement supportable et qu’il faut le traduire, même si la parole dit peu. C’est ce peu qui doit être exact et parfaitement adapté. Et pour ce peu-là, qui pèse, il faut plus qu’un sous-titre.
Mais je vais pourtant réaffirmer que cette peur est salutaire. Et que cette distance qui appuie où cela fait mal est nécessaire. Même assourdie, l’explosion d’un autobus nous dit : réveillez-vous.
Parallèlement, un autre film, quelques quinze minutes celui-là, vient curieusement faire écho au premier. Il fait partie d’une sélection de cinq courts métrages sélectionnés dans différents festivals européens réunis dans un DVD que je trouve chez Cărtureşti à Bucarest.
« Acasă » de Paul Negoescu se déroule presque entièrement dans un taxi. Les rues de la capitale roumaine sont encombrées. C’est Noël ; les courses et les illuminations. Mais Bucarest est toujours encombré, qu’on refasse les rails du tram ou les canalisations. Un Bucarestois revient de Madrid. Il y travaille dans le bâtiment, après s’être déjà expatrié dans d’autres grandes villes. Un Bucarestois le conduit et parle de l’entrée dans l’Union Européenne. Il connaît son propre désir de partir, lui aussi, dans son taxi qui reste coincé du côté de Baneasa.
L’expatrié arrive, sonne à sa porte. Le chauffeur l’a aidé à monter tous les paquets. Une femme ouvre la porte. Sa femme. Puis sa fille apparaît, un peu coupée du monde, un peu hard rock, puis son neveu qui voudrait voir les cadeaux venus d’Espagne. Toute la famille, au sens large, est tassée dans un petit appartement. On n’en saura pas plus. Comme s’il rentrait simplement après avoir fait les courses chez Carrefour.
Mais, en bavardant, comme on bavarde dans tant de taxis pris dans les bouchons de Bucarest, l’Europe se dessine, l’Europe des limites, des confins, des liens secrets et nécessaires.
L’Europe de la « Solitude » ?
Parmi les victimes de l’attentat de la Gare d’Atocha, il y avait de nombreux Roumains expatriés.