D’Arles lavé par le vent, je vais prendre la côte, longer les grands espaliers de rosacées couvertes de fleurs et transporter avec moi des vins de Gaillac, ceux de Bandol que je prends au passage, des pâtés du Tarn, des pecorinos siciliens et de somptueux gâteaux en provenance directe de Sambuca di Sicilia.
Les goûts de l’Europe unie !
Je rejoins Fréjus, tandis que le jaune des mimosas m’entoure, comme si je pénétrais dans un nouveau monde. Avant de célébrer cette joie, précieuse entre toutes ; je voulais m’obliger à terminer ce texte qui me tenait aussi à cœur. Il y faudra finalement plusieurs posts et sans doute des remords à propos de ce que je n’aurai pas le temps de dire, mais cet espace d’un blog personnel m’en donne la liberté temporelle.

L’Hospitalité, fondement d’une culture européenne : le Pont de l’Europe
Arles, 1er Congrès Européen de l’Union Jacquaire 1er mars 2008
« Pardonnez-moi tout d’abord d’intervenir de manière un peu abrupte au milieu d’une réunion où vous avez déjà engagé une réflexion sur une notion fondamentale aux chemins de pèlerinage et au pèlerinage lui-même, l’Hospitalité. La question qui m’est posée est de surcroît celle d’un fondement, d’une base sur laquelle construire. Non pas simplement un lieu d’accueil situé dans le temps et l’espace, mais un concept, celui d’une culture européenne, et plus avant d’une citoyenneté européenne active, dont l’Hospitalité serait une composante constitutive.
On sera revenu plusieurs fois durant cette rencontre, je le suppose, sur l’origine de l’Hospitalité. Ce qui me frappe dans l’origine même du terme, c’est l’idée de mise à niveau, à égalité…autrement dit l’acceptation et même la volonté, malgré la différence, de trouver l’équivalence.
Il s’agit d’accueillir, malgré la méfiance.
Mais le mot ne reste pas sans une certaine ambiguïté car qui dit se mesurer, dit aussi passer par une phase de réflexion, peut-être d’hésitation. Est-ce que ce semblable que je fais rentrer dans mon intimité est si semblable que cela ? Est-ce que ce nomade mérite de partager ma sédentarité quelque temps ? Sur les routes nomades, sur les chemins de pèlerinage, le long des routes de commerce, le long des passages de migration, la halte pose la question de l’hospitalité et l’accueil volontaire. Elle pose de fait cette question à tous les itinéraires culturels. Puisque vous avez placé la question sur le plan européen, j’ai d’abord commencé par regarder mon propre sens de l’hospitalité, en tant qu’Européen. Je suis hospitalier par nature, mais je n’en fais pas profession, ni un état permanent. Mon hospitalité est à la mesure du temps dont je dispose et de mes déplacements. Elle s’appelle le plus souvent de l’écoute. Je suis d’ailleurs trop peu chez moi, qui est à peine un chez moi, pour accueillir ou soigner les âmes à domicile. D’autre part, y a-t-il vraiment un sens de l’hospitalité de l’Europe qui soit différent de celui que j’ai trouvé en Amérique du Nord, aux Indes, en Afrique du Nord, grands territoires du monde que je connais, ou en Chine que je souhaite découvrir avec les Routes de l’Olivier cet été ? Je n’ai pas de réponse générale, ni d’éléments d’analyse et je m’en remets aux conclusions que vous apporterez entre Orient et Occident. J’ai plutôt, comme beaucoup d’entre vous, l’impression d’avoir expérimenté mes rencontres hospitalières entre l’urbain où je suis né et le rural dont je suis issu depuis quelques dizaines de générations et je reste toujours étonné, dans les Balkans, que mon arrivée, comme la votre, si vous vous y rendez, suscite tout naturellement une porte ouverte, une offrande. Dans l’espace urbain, comme dans l’espace rural.
Si je continue ; je reviens donc à une question personnelle dont je ne peux m’abstraire, de mon lieu de vie, aux lieux multiples des itinéraires culturels Hospitalier donc ? Ceux parmi lesquels qui je vis dans une petite ville du Luxembourg, à Echternach. Hospitaliers pour les frontaliers, Allemands, Belges germanophones, touristes néerlandais, immigrés portugais ou Kosovars. Hospitalier cette ville du Luxembourg dont vingt-cinq pour cent de la population est en effet d’origine portugaise. Hospitalier cette ville qui accueille chaque année une forme curieuse de pèlerinage, caractérisée par une procession dansante, réunissant une démarche de Foi transfrontalière ? Hospitalières les villes de Sibiu en Transylvanie sur la Route des églises fortifiées, Plovdiv en Bulgarie et son architecture vernaculaire, Pristina au Kosovo, qui voudrait rentrer dans les itinéraires culturels du Sud-Est européen ? Je mets bien sûr un point d’interrogation à toutes ces formules Et que dire de toutes les villes méditerranéennes de l’itinéraire culturel des Phéniciens, la ville de Kalamata au cœur du dispositif des Routes de l’Olivier, Istanbul, Tétouan, Thessalonique, Sarajevo, ces colonies Séfarades d’hospitalité aux Juifs expulsés qui n’avaient pas voulu se convertir et que pourtant le monde arabe ou l’Empire Ottoman ont intégrées ? Que dire enfin de toutes les villes méditerranéennes qui souhaitent que viennent ou reviennent tous ceux qui un jour ont été colonisés par les Grecs, pour leur dire si le souvenir d’Ulysse est bien encore présent. En se souvenant bien entendu que Ulysse, chaque fois qu’il aborde un nouveau rivage, se pose la question de savoir s’il va « trouver des brutes, des sauvages sans justice ou des hommes hospitaliers craignant les dieux. Je cite bien : « hospitaliers, donc craignant les dieux ».
Ce sont les termes d’Homère qui dessinent en réponse à cette question une géographie imaginaire des lieux qui lui apparaissent civilisés et ceux où règne la barbarie. Nous pourrions accumuler des anecdotes qui illustrent nos itinéraires personnels. Elles ont du sens. Elles font certainement sens, toutes ensemble. Mais dans l’espace de temps qui m’est donné, j’ai voulu aller tout de même chercher autour de l’Institution avec laquelle je travaille, le Conseil de l’Europe, et dans ses programmes, et finalement beaucoup à Strasbourg, où j’ai travaillé, une partie de la réponse à votre question.

Premier temps de ma réponse : l’émotion, l’intégration et le retour aux origines
Je me souviens en effet avec une grande émotion de ce colloque où nous avions réuni en 1999, tous les intellectuels qui ont envoyé un texte pour qu’il soit inscrit sur le Pont de l’Europe à Strasbourg. Ce projet qui a été préparé en presque deux années mérite une explication, parce qu’il touche au refuge et à l’hospitalité. Lorsque l’auteur de cette initiative, Michel Krieger est venu m’en proposer le patronage et a demandé de l’aide, il venait de lire une inscription écrite à la main sur une des piles du pont : « Nous voilà enfin en Europe !«
Mais je me souviens avec une émotion encore plus vive, entre toutes, de Jean-Pierre Vernant, le doyen de tous les participants, placé maintenant à demeure, dans ses phrases, entre Ismaïl Kadaré ou Ilya Kabakov, ou encore Cees Nooteboom, Ohran Pamuk et Claudio Magris.
Nous étions dans les affrontements de la guerre en ex-Yougoslavie et une discussion autour du thème « Ecrire les frontières » devait apporter une tribune et parfois un exutoire pour ceux qui avaient eu à vivre pendant trop longtemps cette expérience de la frontière fermée. Fermée autour du pays, mais aussi fermée entre soi et l’autre, celui qui suscite un doute, espion ou délateur potentiel. L’hospitalité dans les Balkans, que j’évoquais tout à l’heure, certes, mais une hospitalité interdite, rayée des modes de vie pendant des décennies, comme nous l’expliquait Ion Caramitru, acteur et alors ministre de la Culture de Roumanie.
La même année, un autre Ministre de la Culture roumain, devenu ministre des Affaires Etrangères pour peu de temps, le philosophe Andrei Plesu, donnait la clef de cette hospitalité réciproque entre l’Est et l’Ouest qu’il appelait de ses vœux, une hospitalité qu’on appelle aussi intégration : mettre à niveau, rétablir une communication ; accueillir au sein d’une assemblée de pays déjà réunis.
« Le patrimoine européen », disait-il, « …implique non seulement une leçon sur le fait d’assumer le passé, sur la responsabilité et le miracle de la diversité. Il jette une lumière sur le problème aigu de l’intégration européenne. L’intégration est, bien sûr, avant tout, une laborieuse opération d’harmonisation des lois, de l’argent et des procédures administratives. Le jargon de la propagande communiste aurait défini ce qu’on nomme « acquis communautaire » comme « l’effacement des différences entre l’Est et l’Ouest ». Mais si certaines différences doivent être effacées, d’autres doivent être intégrées en tant que différences. « L’acquis » communautaire est un acquis des ressemblances imposées. L’acquis patrimonial en est un des différences assumées. De par son patrimoine, l’Europe est déjà unitaire et intégrée. Non pas comme monoculture aux règles fixes, mais comme un jardin multicolore aux espèces distinctes, sans autre règle que celle de l’harmonie qui prend sa source dans la liberté. Pendant longtemps on a interdit à l’Est européen de s’adresser à l’Ouest. Maintenant nous pouvons vous dire, enfin, que vous rencontrer apporte joie et espérance. Donnez-nous une chance pour l’avenir, et nous allons, à notre tour, vous donner une partie de notre propre passé. Nous sommes une partie de votre patrimoine. Récupérez-nous. »
Est-ce là, dans les années récentes, une métaphore européenne de l’Hospitalité ? Nous revenons bien en effet à notre hypothèse de départ : l’idée de mise à niveau, à égalité…autrement dit l’acceptation et même la volonté, malgré la différence, de trouver l’équivalence. Mais en y ajoutant, à la suite d’Andrei Plesu, une notion essentielle, la complémentarité.
Mais j’avais promis de vous citer Jean-Pierre Vernant. Je crois que nous savons tous ce que nous avons perdu, l’an passé, avec sa disparition. Il répondait – le premier dans cette rencontre – à la notion de frontière, de la barrière avec l’autre, en revenant à la mythologie grecque qu’il a su si bien nous éclairer.

Une face d’horreur
« Quand on lit les textes grecs, par exemple, Les Bacchantes, on ne peut pas s’empêcher de réfléchir pour aujourd’hui. Dans Les Bacchantes, il y a un personnage qui s’appelle Penthée, qui est directement issu du sol, et il est le roi. Il va dans la tragédie incarner le pouvoir, la grécité, le mâle, la rationalité, l’État, l’ordre ; en face de lui, dans la tragédie, il a Dionysos, déguisé en prêtre ambulant, plus ou moins oriental, syriaque, efféminé, les cheveux longs, ce qu’on pouvait trouver il y a quelques années dans nos rues, après 1968… Il représente aux yeux de Penthée le contraire du Grec, le contraire du citoyen, le contraire de la « préférence nationale » ; Penthée, ça serait la « préférence nationale » (l’interview de Vernant que je cite a été réalisé à l’époque où le Front National défendait cette notion)…Il dit : « Qu’est-ce que c’est que ce type-là ? », d’autant plus qu’il est accompagné par une troupe de femmes, qui jouent de la musique, qui dansent dans les rues, qui font du tambourin, qui font du vacarme dans cette ville, et qui sont des bonnes femmes… pas des maghrébines, mais quasi ! Et Dionysos est là. Et alors toute l’histoire est celle de l’affrontement entre le dieu et ce type, Penthée, qui dit, en parlant de Dionysos : « Ce mec voluptueux, sûrement il vient baiser nos femmes, c’est un séducteur, va savoir ce qu’ils font, dans les rites etc.. ». Penthée ne veut pas que ça bouge : il y a les lois, il faut respecter l’ordre, il faut que les hommes soient à leur place, les femmes à la maison, qu’elles ne bougent pas. Penthée refuse catégoriquement, au nom d’une certaine idée identitaire de ce que doit être l’État, la culture, la Cité, etc., ce que représente Dionysos, c’est-à-dire l’autre ; l’autre de ce qui est soi-même et l’identique : le fait qu’il existe une zone qui est complètement différente de vous. Cet autre, un peu asiatique, un peu féminin, qui est l’évasion, la fête, il le refuse, et alors cette identité qu’il défend va montrer son vrai visage : une face d’horreur. »
Je constate une fois de plus qu’il est toujours important de revenir à l’origine des mots, car l’usage du mot, aujourd’hui, est souvent un mésusage par rapport à sa naissance, mais un emploi significatif, commode, entré dans les habitudes. Le nettoyage de la surface doit faire renaître le fondamental. Et si j’en crois l’étymologie et le verbe de Jean-Pierre Vernant, l’Hospitalité n’est pas de tout repos, elle se gagne, des deux côtés, ou bien elle dégénère. Elle devient Xénophobie. Elle représente l’éternelle question de la menace. Et les Dieux peuvent parfois se jouer de nous.
L’enlèvement, porte ouverte à la découverte
Nous sommes bien dans l’Europe, celle où la déesse est enlevée d’Asie vers la Grèce. Nous sommes dans une Europe, continent créé, dont le nom même est accueil et hospitalité pour l’enlevée. Avant d’être une Europe des temps modernes, d’après le Moyen-Âge d’où l’on part, pour trouver une hospitalité, ailleurs, sur d’autres continents. Comme le précise Denis Guénoun, dans l’ouvrage « Hypothèses pour l’Europe » :
« Dans une très grande série de ses usages, le mot Europe est pris dans un syntagme qui désigne le passage d’Asie en Europe, ou le retour d’Europe en Asie, au voisinage immédiat des termes qui désignent la traversée, le franchissement de la mer, le « pont » (les détroits – Hellespont, Bosphore ou le Pont Euxin), la poursuite d’une rive à l’autre. A titre d’exemples parmi ces dizaines d’occurrence, citons : « Darius franchit le pont et passa en Europe »…Europe a donc été enlevée. A l’Asie, à sa demeure paternelle, au pays de sa naissance. Elle a été emportée, sur les eaux, vers une destination inconnue. Prise de force, sans doute, mais consentante, aspirant même à cet enlèvement dont la force est celle du désir. Or – c’est ce qui frappe Hérodote – elle est conduite dans une direction totalement obscure, vers une terre sans nom. Ce sera l’Europe, bien sûr, mais elle ne porte alors aucun patronyme, c’est la terre d’en face, la terre étrangère…Europe n’est pas le nom propre d’une terre, mais le nom d’un enlèvement, de l’arrachement à la terre natale et de la traversée vers une terre à l’Ouest inconnue…L’Europe est la continence à laquelle on accède – opposée à celle dont on vient. Europe serait donc le nom de cette nouvelle terre où l’on accoste, où l’on s’enfonce…L’Europe », ajoute-t-il, « c’est l’horizon terrien du voyage. La nouvelle terre à traverser, à conquérir. L’arrière-pays qui attend, à l’Ouest. Arrière-pays de passeurs, de marins, de guerriers ; non celui de la provenance, dont on vient, comme le soleil, où l’on s’est levé, réveillé. L’Europe, c’est le passage en Europe. »
Le pèlerinage vers l’Ouest, vers la fin des Terres que vous avez tous ici réalisé, est donc en quelque sorte établi d’avance. Mais il ne peut que résonner avec la marche d’autres migrants venus des Indes, pour ne plus cesser depuis de pratiquer le va et vient, l’errance imposée, en proposant une alternative inquiétante à la stabilité souvent figée du monde urbain qui ne peut plus accepter un autre monde dont les lois sont étrangères, je veux dire celles des Roms et des Tsiganes.
(à suivre)
