Mardi 10 juillet 2007, Luxembourg les Métamorphoses

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L’homme patauge comme un enfant depuis plusieurs millénaires dans un bassin où ses parents le regardent prendre du plaisir, découvrir les premiers obstacles de la vie, se battre avec ses copains, tomber amoureux d’une jolie blonde – ou brune, c’est selon. Et dans cette soupe primordiale, l’homme philosophe et chante ses espoirs en employant des poèmes sacrés, de siècle en siècle, jusque dans la cour de l’Abbaye de Neumünster où le metteur en scène Silviu Purcarete fait la démonstration quasi mathématique d’un inéluctable suicide collectif. 

Le monde a commencé dans l’eau. Obstacle parfois, enrobement souvent, milieu d’accueil dont la sortie est difficile et nécessite que la stature s’impose. Se dresser, c’est aussi se dresser contre l’autre, dans un affrontement que plus rien ne vient freiner. Se dresser, c’est respirer, prendre un peu de l’air disponible pour tous. 

Il est dangereux ce monde aérien où l’homme papillon a dû sortir de sa chrysalide. 

Des cailloux blancs et noirs utilisés par les Grecs pour les jugements. Le jugement de Myscélos ne recueillera que les blancs dans un miracle voulu par les dieux. Cette justice blanche lui permet l’exil vers Crotone, terre Grecque en Italie, et d’y poursuivre la légende antique vers celle des grands empereurs romains. 

Des costumes d’acteurs, comme des cailloux qui tentent l’aventure de la vie. Purcarete choisira, comme Ovide, de privilégier le blanc, à la limite du sous-vêtement ou de la couche enfantine. L’homme reste pur, proche de la craie dont il est né et dans cette tenue primitive, il laissera lire par chacun, encore plus facilement, ses passions bonnes ou mauvaises. 

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Purcarete a déjà beaucoup visité Euripide et Sénèque, Eschyle et Shakespeare. Il y a trouvé comment dialoguer avec Phèdre et Macbeth et rendre au centuple la violence suspendue des textes et des héros dans un environnement scénographique encore plus implacable que le monde d’affrontement qui l’a entouré dans sa jeunesse et qui continue à nous encercler aujourd’hui.  

Mais il n’avait pas encore saisi un texte qui se présente comme un œuf primitif dans lequel chaque élément bien rond, en enferme un autre, puis un autre encore. De sorte que la coquille, une fois brisée, laisse échapper le son, le récit ou l’histoire de toute l’humanité, de sa naissance trop lointaine, à sa mort trop prochaine. 

Certains ont eu la chance de pouvoir s’emparer de Gilgamesh ou du Mahabharata, comme Peter Brook.  

Il restait Ovide.  

Dans les Métamorphoses, les symboles sont enclos les uns dans les autres. Puis ils naissent les uns des autres. Sur la plage l’oracle dit que dans le temps d’aujourd’hui, l’esprit vacille, la folie meurtrière est autant dans la violence des armes, que dans le comportement de l’humain vis à vis du naturel et que tout a commencé à l’arrivée d’un bateau sur une plage. Mais ce bateau est arrivé là parce que la peste était inscrite dans la destinée de celui qui a laissé derrière lui un péché originel : l’homme vient de l’animal et ne peut s’en faire le loup dévoreur.

S’emparer de l’âme d’un autre vivant n’est pas naturel, c’est un crime.  L’accueillir, par contre, est un don. 

Il restait Ovide, livre ouvert qui contemple la lumière du ciel et la retrouve changée au matin. Ovide qui regarde l’homme comme le ciel changeant : sa vie reprise, de génération en génération, les saisons marquées sur ses cheveux blancs, après qu’il eut transmis ce qu’il croyait avoir appris. 

L’un dans l’autre. L’un pour l’autre. De l’enfant métamorphosé en adulte. De l’enfant qui apprend à voler et voit ses ailes fondre. De l’enfant cruel qui joue à casser, à scier, à démolir pour devenir adulte, pour le plaisir, dans un grand éclat de rire. De l’adulte qui veut jouir de tous les éléments qui l’entourent :

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« Le Monde éternel contient quatre corps élémentaires : deux, la terre et l’eau, sont pesants, et descendent entraînés par leur propre poids. Les deux autres, privés de toute gravité, l’air, et le feu, plus pur que l’air, s’élèvent sans résistance. Quoique distants et séparés, ces corps sont le principe de toutes choses. Eux-mêmes se changent l’un en l’autre : la terre se dissout en eau, l’eau se résout en vapeur légère ; et l’air, devenu plus subtil, brille parmi les feux éthérés. » 

Alors l’homme peut rêver. Situé entre tous ces éléments, il peut en construire le savoir. Il peut observer le feu qui sort du volcan en détruisant une ville, en la pétrifiant, puis le volcan qui se calme et la terre redevenue prairie. Il peut rêver que son corps se couvrira de plumes et qu’il montera au plus près du soleil. Il peut croire qu’il deviendra centaure amoureux, abeille issue de la loge de cire, sirène au double statut.  Il sait que s’il s’applique il peut devenir le prince éclairé ou le tyran.   

Poète ? Prince de l’équilibre ? Source du bonheur des hommes ? « Appelé au trône des Latins, il prit les rênes de l’empire. Inspiré par la Nymphe dont il était l’heureux époux, éclairé par les conseils des Muses, il enseigna les rites sacrés, et fit aimer les arts de la paix a un peuple féroce et ami de la guerre. » 

Prince bon, pacificateur des terres lointaines, il mourra par un grand saut dans l’éternité : « Enfin, je l’ai achevé cet ouvrage que ne pourront détruire ni la colère de Jupiter, ni les flammes, ni le fer, ni la rouille des âges ! Qu’il arrive quand il voudra ce jour suprême qui n’a de pouvoir que sur mon corps, et qui doit finir de mes ans la durée incertaine : immortel dans la meilleure partie de moi-même, je serai porté au-dessus des astres, et mon nom durera éternellement. Je serai lu partout où les Romains porteront leurs lois et leur Empire ; et s’il est quelque chose de vrai dans les présages des poètes, ma renommée traversera les siècles ; et, par elle, je vivrai. » 

Est-ce le Prince – César en apothéose – ou le poète qui vivra au travers des siècles ? 

Sur le parvis de l’Abbaye de Neumünster Silviu Purcarete et Alain Garlan ont recherché la langue du théâtre dans la gangue des mythes. On pourrait dire ; une fois de plus, comme tous les grands scénographes qui ont extrait l’œuf au sein de l’œuf. Mais Purcarete écrit très lumineusement :

« Nous voulons moudre à l’ancienne le grain poétique pour en pétrir des sons inouïs et des images neuves. » et plus loin « Pour y parvenir nous allons plonger dans le vertige des évocations latines d’Ovide et nous attabler devant les livres ouverts de leurs traductions dans les langues européennes que nous lisons, sans oublier que ces langues nouvelles sont les métamorphoses d’anciennes. »  

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Et il nous invite à cette table et aux livres ouverts qu’elle supporte. Et la table s’envole ou se noie, c’est selon. Et la musique de Vasile Sirli devient notre musique intérieure. 

Je me souviens, il y a déjà quelques années, de Claude Frisoni rêvant devant cet arrière fond de théâtre que constitue la falaise du Bock. Neumünster n’était que chantier. Je ne sais pas si à ce moment-là il avait déjà rencontré Purcarete. Mais la rencontre est féconde. Elle a donné corps – et comment ! – à l’utopie d’un théâtre à ciel ouvert dans le fossé de l’Alzette. Peu importe le temps et le froid qui saisit les acteurs. Ils ont compris, je crois, qu’ils étaient les parents de ceux qui laissaient descendre l’oracle de Delphes sur leurs fronts. 

Tout vient du théâtre lorsque plus rien ne vient du politique. Ce n’est pas une phrase de Purcarete, mais j’aimerais l’entendre de cette manière. Il ajouterait peut-être : et il en a toujours été ainsi depuis que l’homme a été chassé du Paradis et que les Princes éclairés ont disparu. 

Tout vient du théâtre pour établir une conscience politique. Brecht l’avait dit également.  

Mais nous sommes dans l’aujourd’hui. Brecht est mort ; pas ses pièces. Ovide est devenu légendaire, même si Auguste a voulu supprimer la mémoire du texte, de ses textes. Shakespeare reste une énigme ; pas ses héros, plus forts aujourd’hui que les originaux. 

Tout sort de la scène du théâtre baroque installé de profil, comme une bouche pour laisser croître le verbe, comme un sexe pour laisser place à la vie. Et à chaque représentation, les acteurs ont l’immense responsabilité de sauver le monde. Et pour ce faire ils nous arrachent nos passions, métamorphosent nos désespoirs, empruntent nos amours, s’insinuent dans nos oreilles.  En un mot, ils nous vampirisent.  

Purcarete sait tout cela. Il a pendant longtemps regardé de sa porte le plus grand vampire au pouvoir en Europe. Un immense acteur qui a su, pendant des années, vider les êtres de leur substance et leur voler leur vie. Un acteur qui a enflé de tous les repas où il dévorait son peuple. Un acteur qui n’a rien rendu, pas même dans sa mort, escamotée. 

Alors Purcarete sait, sans doute encore beaucoup mieux que ses collègues de l’Ouest, que plus rien ne peut venir du politique.  Plus jamais. Il n’y a plus d’utopie possible de ce côté là.  Et Ovide, mort sur la côte de la Mer Noire, à Constanta, a vécu la leçon suprême ; celle d’avoir célébré le pouvoir, avant d’être rejeté par le suivant. Il est donc le modèle et le symbole de la beauté suprême des mots et de l’ambiguïté de leur instrumentalisation politique.  

Plus jamais. Il n’y a pas d’innocence à vendre la puissance des mots en échange de la puissance du pouvoir. Purcarete – Ovide raconte. Il sait qu’il doit redonner aux spectateurs ce que les acteurs vont leur prendre, au plus intime d’eux-mêmes. Ses Métamorphoses sont aussi celles de la conscience, de la nôtre. 

Vous êtes peut-être nés innocents. Qui sait ? Vous avez peut-être pataugé dans les bassins des squares quand vous étiez petits, mais vous êtes grands, conscients, instruits de textes et d’histoire. Alors je vais vous laisser caresser la peau des acteurs, ces lucioles affolées. Je vais vous montrer que vos jeux de piscine n’étaient pas d’innocentes saynètes enfantines. Je vais vous montrer comment les chiens dévorent Actéon devenu cerf, sans aucun remord et sans aucune mémoire. Je vais vous faire voir et toucher et renifler les Centaures et leur cruauté brute mélangée de sensualité. 

Sarajevo sous les balles, Beyrouth ensanglantée encore et encore, Jérusalem terrorisée, New York, Londres, Paris dans la sidération des attentats, les synagogues et les mosquées explosées et prises d’assaut. Et tous les morts à portée de mémoire.     

Dans le calme et riche Luxembourg protégé des rumeurs du monde, un metteur en scène est venu faire exploser tous les scandales, de toutes les violences accumulées. Les plus récentes flottant à la surface des eaux avec les restes d’un festin. De l’homme bon, jeté hors de la scène du théâtre à l’italienne, il a fait sortir les démons. 

Durant cinq représentations, Narcisse s’est regardé dans l’eau, troublé de ne pas y retrouver son visage. 

La poésie est à ce prix. 

Et à la fin du spectacle, « On avait déjà préparé le bûcher, les torches, le tombeau ; mais le corps de Narcisse avait disparu ; et à sa place les Nymphes ne trouvèrent qu’une fleur d’or de feuilles d’albâtres couronnées. » 

Et Silviu est reparti, vers un autre théâtre.

 

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