
L’Abbaye de Neumünster vue d’avion
C’est fait. L’avion survole les Alpes. On voit déjà se dessiner la côte. Dans mon mouvement pendulaire, je suis reparti vers le sud. Et si je n’étais pas en voyage pour des raisons professionnelles, je pourrais me dire que je fais un saut dans l’inconnu, vers le soleil, pour des vacances, comme la plupart des passagers de l’avion.
Les yeux me piquent. J’ai parcouru quatre cents kilomètres pour rejoindre un aéroport parisien encombré de vacanciers surchargés de valises et d’enfants. J’ai fait faire une économie d’argent à ma structure, mais après une heure et demie debout dans la longue cohorte de chariots, je pense que c’est une économie aux dépens de ma propre santé.
Je repense à la petite ville de Bordighera où j’ai dû faire halte il y a un an et demi et dont certains des habitants ont constitué sans le savoir le point de départ des notes de ce blog, qui se veulent croisements de mémoire. Elle doit se trouver quelque part en dessous, le long de la côte qui s’est parfaitement dessinée quand les nuages du nord ont fini par disparaître. La Corse surgit de la mer et la Sardaigne lui succède, comme des restes d’un pont brisé qui reliait l’Europe à l’Afrique.
Me retrouver en voyage dix années exactement après mon entrée au Luxembourg me fait plutôt sourire. Alors, une belle tour m’était offerte. Rénovée, installée, mais sans aucun budget de fonctionnement. Une mission de sauvetage ? Certes ! Mais aussi une sorte d’exil doré ; à charge pour chacun d’y apporter son or ! Et pour moi, sans trésor de guerre, il s’agissait seulement d’un exil.
Autrement dit.
J’étais encore attaché à Strasbourg, comme première ville d’exil, après des dizaines d’années de parisianisme. Mais j’y avais trouvé une place, des pistes quotidiennes et des amis.
J’étais alors entre deux appartements, et entre deux maisons, prêt à déménager à Evian un ensemble d’objets personnels, intimes ou précieux, artistiques ou exotiques, dont certains traînent encore par terre après dix ans. Une honte ! Il est vrai que je semble repousser indéfiniment le temps de me réfugier dans un espace qui m’appartienne et de le reformer à l’image des mes héritages. L’image va finir par disparaître avant que la forme ait pu vraiment renaître.
J’ai débuté mon séjour au Luxembourg en camping, au sens propre du terme ; puis à l’hôtel. Pendant plus de trois ans. Comme si la greffe ne voulait pas prendre. Longtemps clandestin. Trop longtemps. J’ai été totalement déstructuré par cet accueil qui n’était pas vraiment hostile, parfois chaleureux, mais n’allait pas jusqu’au bout.
Je reste sidéré de cette rétrospective que j’essaie trop souvent d’enfouir, comme un mauvais souvenir. D’autant plus sidéré que j’ai au moins quatre endroits où vivre, dont trois confortablement. Des endroits où partager le temps d’une vie à aimer, écrire, lire, marcher et aimer encore. Je n’ai consacré que des épisodes brefs à ce qui aurait pu être une vie – déjà une vie en effet en dix années – et j’admire et envie d’autant plus ce couple de mon âge, qui est placé sur les deux sièges devant moi. Penchés l’un vers l’autre, ils n’en occupent que la moitié. Leur tendresse semble presque symbolique.
Outlook. Ce n’est pas seulement le nom du merveilleux outil qui me rend prisonnier des courriels que je reçois, mais une attitude d’extériorisation. Je ne fais que regarder vers l’extérieur, y regarder tout ce que l’on me propose. Tous les jours. Comme si derrière ce que je viens de prendre le temps de regarder, et même d’examiner, un autre plan attendait. Et encore. Et encore ! Et il me faut ensuite beaucoup de temps pour revenir au plus près, là où les rêves prennent les traits de l’aimée.
Backlook. Qu’ai-je fait de ces dix années ? J’ai déjà écrit que je ne voulais pas insister sur les regrets. Ils sont nombreux pourtant ; à commencer par cette sorte d’ignorance un peu condescendante dans laquelle les habitants de ce pays – mon pays d’adoption – tiennent les immigrés intellectuels dont ils ont besoin. Ce pays, qui est une merveilleuse exception interculturelle, vit cependant dans la tradition d’une place forte assiégée. Il défend sa langue et en fait un dernier rempart d’identité, derrière des fortifications démantelées. Je peux intellectuellement le comprendre, mais qu’est-ce qu’une langue si elle n’est pas un pont de communication vers tous ? Si elle ne dialogue pas au delà du cercle familial, ou ne cherche pas à être traduite, comme langue littéraire, que dit-elle aux autres ? Elle dit je crois : Vous aurez de toute manière du mal à entrer dans le cercle ; mais si vous voulez y entrer, adoptez notre identité. « Notre ancêtre Jean l’Aveugle » ou « Nos ancêtres, les Gaulois », même combat !
Nos lieux de mémoire sont pourtant les mêmes ; moyennant un travail utile de comparaison. Et nous avons au moins autant à nous dire et à nous apprendre entre Français et Luxembourgeois qu’entre Andalous et Moldaves. Semblables en apparence, ayant traversé une histoire récente presqu’unique, mais au fond, tellement différents.
Succomber sous le nombre des immigrés, des résidents temporaires et des frontaliers, même si on en retire une richesse financière inégalée ailleurs dans le monde, est une position difficile, voire intenable et certainement mortelle à terme de cinquante années. La plupart de ceux qui vivent ici, en remontant plusieurs siècles familiaux et familiers, en conçoivent de l’aigreur. Certains même y ajoute du mépris pour tout ce qui ne vient pas se fondre dans la douceur de la richesse facile dans une campagne qui semble parfois être disposée comme un décor exemplaire.
J’ai bien dû adopter quelques signes extérieurs de ce comportement d’élu. Mais si mon corps est présent, dans mes bureaux et mon domicile historique, ma tête est partie en permanence sur des ailes sauvages. Ma tête, en effet, personne ici ne peut me la prendre ou la contrôler. Je ne la partage qu’avec ceux que j’aime !
La Tour symbolique qui m’a accueilli il y a dix ans pour m’enfermer, a été relayée depuis peu par des locaux ouverts de plain-pied sur le monde, mais qui ont longtemps servi de prison. Rien à redire, au-delà de l’arrière plan symbolique !
Mais depuis plus de trois ans, ce pays qui avait su donner à l’identité de son patrimoine une fierté fondée sur l’influence, le dialogue transfrontalier et l’ouverture, a mis à la tête de son patrimoine le plus visible quelques personnes à qui l’épithète de « narrow minded » ferait encore trop d’honneur. L’aigreur du sentiment de l’assiégé, quand elle se double de la bêtise, peut conduire aux pires manifestations du radicalisme. C’est bien entendu encore plus catastrophique quand ce sentiment s’incarne dans le soin de mettre en scène l’image même que l’héritage des ancêtres donnera du pays.
Entre l’enthousiasme de l’arrivée et l’aujourd’hui des parcours patrimoniaux rétrécis, on est loin de compte. Et d’enthousiasme pour la coopération internationale, plus une once ! C’est sans doute paradoxal, mais au moment même où l’élan européen des itinéraires culturels trouve de plus en plus de volontaires, le pays qui en abrite la maison commune vacille, faute de volonté pour traduire concrètement l’approche des penseurs et des analystes des lieux de mémoire luxembourgeois.
Backlook. J’ai par contre accumulé plusieurs tours de planète et beaucoup appris ; ce qui n’est pas rien ! Mais je suis maintenant en équilibre instable sur la crête, visible, exposé ! Et comme ligoté pour passer à autre chose du jour au lendemain. Il me faudrait certainement une cérémonie des adieux, comme j’en ai trouvées pour la phase finale de mes activités précédentes. Mais je pense avoir encore trop à organiser, à créer de lien, pour donner un autre sens à ce parcours là de ma vie, autre qu’une accumulation de données sur un site que je continue à alimenter tous les jours où j’ai un accès à l’internet.
J’aurais bien voulu trouver une occasion, comme l’ont été les deux colloques que j’ai organisés autour des embryons végétaux et des arbres in vitro à la fin de mon parcours de biologiste, où les deux expositions et le livre sur l’art textile et sur la mode, dans deux musées parisiens d’importance. Cela avait du sens.
Que faire d’original quand je participe ou conçoit au quotidien tant de rencontres ? Que faire qui traduise une sorte de vision croisée de tous ces parcours auxquels je participe et que j’encourage ? J’avais envisagé une exposition de mémoire. Elle n’a pu se faire. C’est donc ma mémoire, que je mets timidement en scène.
Si je veux erminer sans éclats, il suffira sans doute que je me place sur le bord de la route et que je fasse adieu de la main.
Après tout, si le train roule bien, je peux cesser d’en être un passager privilégié. Il y a des gares confortables, d’où le paysage contemplé est somptueux.