Dimanche 17 juin 2007, Luxembourg juste un mot…

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A un certain moment de l’histoire, il faut bien qu’il y ait une absence. 

A un certain moment du conte, la fin des terres doit apparaître. 

Dans tous les récits, le véhicule ou le média qui permettent le passage d’un état à un autre, doivent devenir des métaphores. 

Où se trouve donc Ulysse ?  

Comment viendra s’introduire dans le récit, le départ vers Compostelle ou le dépassement de soi devant l’océan inconnu ?  

Quand le train va-t-il s’arrêter ? 

« Le train de nuit vers Lisbonne » que j’ai déjà évoqué revient me hanter, page après page. Une grande partie des symboles qui peuvent atteindre un homme à la recherche de sa vie sortent d’une accumulation faite de feuilles oubliées, superposées comme celles des arbres, encore lisibles, mais prêtes à donner un terreau que l’on suppose fertile quand elles vont se confondre dans une même pourriture.  La vie peut-elle y germer, ou seulement s’y transmettre ? 

Il y a déjà plusieurs années, en 1994 exactement, le miraculeux Viktor Pelevine avait écrit un petit livre intitulé « La Flèche Jaune ». Décalque de la « Flèche Rouge » cette « merveille de technologie prolétaire » que tous les Russes connaissent et dont le pouvoir soviétique était très fier. Les wagons de ce train qui ne s’arrête jamais, voient se rencontrer toutes les typologies des anciens et des nouveaux Russes dans la violence, le crime, le trafic, l’alcool et parfois des amitiés furtives. Dehors, le paysage défile, les décédés y sont jetés – vers quelle pâture ? On y aperçoit des paysages de l’Inde, des fleuves qui s’assèchent, dans une répétition perpétuellement changeante. 

Y aura-t-il délivrance ? Seulement dans le rêve ! « Tout le problème vient du fait que nous partons constamment pour un voyage qui s’est terminé dans la seconde précédant notre départ. » dit le post-scriptum d’un billet hérité de l’amitié. 

Le personnage de Pascal Mercier, Amadeu de Prado, reprend, vers la fin de sa vie cette même métaphore, dans une lettre intitulée : «J’habite en moi comme dans un train qui roule. »  : « Je n’y suis pas monté volontairement, Je n’avais pas le choix et j’ignore le lieu de destination. Un jour du lointain passé je me suis réveillé dans mon compartiment et j’ai senti que je roulais…Ce fut à Coimbra sur le banc dur de l’amphithéâtre, que j’en ai pris conscience : je ne peux pas descendre du train. Je ne peux pas changer de voie ni de direction. Je ne détermine pas la vitesse. Je ne vois pas la locomotive et je ne peux pas savoir qui la conduit, ni si le chauffeur donne l’impression d’être fiable. Je ne sais pas s’il lit bien les signaux et s’il est capable de remarquer une erreur éventuelle d’aiguillage. Je ne peux pas changer de compartiment. Je vois des gens passer dans le couloir et je pense : peut-être est-ce dans leurs compartiments tout différent du mien. Mais je ne peux pas aller vérifier, un contrôleur que je n’ai jamais vu et ne verrai jamais a fermé et scellé la porte du compartiment. J’ouvre la fenêtre, je me penche profondément au dehors et je me rends compte que tous les autres en font autant. Le train décrit une boucle douce. Les derniers wagons sont encore dans le tunnel et les premiers y entrent à nouveau… »…« Le voyage est long. Il y a des jours où je souhaite qu’il n’ait pas de fin. Ce sont des jours rares, précieux. Il y en a d’autres où je suis content à la pensée qu’il y aura un dernier tunnel, où le train s’immobilisera pour toujours. »  

Etrange. Etrange par le décalque d’un voyage à Coimbra qui pour moi constituait un arrêt fertile, libre, entre deux voyages dans un wagon plombé. 

Les écrivains racontent. C’est leur fonction. Et ils mentent. Ils se travestissent. Ils changent de nationalité. 

Le voyage aussi, permet de raconter. C’est sa fonction. Et on peut en effet y mentir et travestir. On y échange une vie contre une autre, le temps d’une installation fugitive. 

Mais parfois le voyage se confond en effet avec le temps de la vie. Alors il faut vraiment mentir. Et écrire le mentir vrai pour arriver jusqu’au bout.  

Ulysse est notre modèle, à nous les hommes. Que pouvait-il bien expliquer sur son retard ? Comment le justifier ? Comment justifier tout ce temps passé sinon à déjouer les pièges des dieux ? Errance choisie ou molle résistance aux séductions des sirènes et des belles princesses jouant sur les plages ? 

Quand le mensonge devient un chant, repris et transmis, redit un peu autrement, objet à son tour de l’appropriation d’un autre mensonge…l’histoire commence. 

Nous mentons et nous oublions. La vieillesse est parfois juste un sentiment d’oubli. Un nom, un mot qui ne revient plus tout de suite.  

Le récitant, celui qui dit Homère avant Homère ou qui transmet le récit après lui, peut oublier un mot, ce n’est pas grave. Il enrichira le parcours, le déviera, avant d’autres. 

Notre récitation quotidienne souffre beaucoup plus des oublis, de la disparition de ces petits neurones qui étaient responsables de l’alignement des syllabes.  

Le héros du livre ; celui qui avale une vie inconnue, mot après mot, connaît les textes sacrés et le fonds commun de notre civilisation faite de grec, de latin ou d’hébreu.  Il les récite, en se regardant les réciter, devant des étudiants subjugués et dans le recherche d’un inconnu, il découvre une culture encore plus haute, plus incisive, mais aussi plus sombre et plus inquiète, au temps et dans un monde où il faut absolument choisir entre le compromis et la résistance, l’amitié et l’amour.   

Un mot disparaît. Un mot grec ancien au milieu de millions d’autres et le monde s’écroule pour quelques jours. Ce mot qui ne désigne qu’un objet banal : « Une pelle pour racler le sol de la salle. » Oui mais un mot du grand poète grec ! 

« Donc, le verbe, le mot est la lumière de l’homme, dit-il. Et donc, les choses n’existent vraiment que lorsqu’elles sont saisies dans des mots.

– Et les mots doivent avoir un rythme, dit Gregorius, un rythme comme par exemple en ont les paroles de saint Jean. C’est seulement quand ils sont poésie qu’ils projettent réellement de la lumière. Dans la lumière changeante des mots, les mêmes choses peuvent avoir des apparences très différentes. » 

« Et voilà pourquoi un homme, quand il lui manque un mot en face de trois cents mille livres, est pris de vertige. » 

J’aimerais tant avoir mis les mots en place, pour chaque fois où mon train s’arrête.  Mais, moi non plus, je ne sais pas trop où il se dirige et qui le conduit.    

Et viendra la fin des terres !

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