Je ne voulais pas laisser passer les temps forts de ce mois de mars sans évoquer la venue d’Ana Blandiana au Luxembourg pour une des soirées des « Belles Roumanies » consacrée à la poésie. Elle avait été invitée dans un dialogue un peu curieux avec un autre écrivain roumain dont je ne sais que très peu : Emil Brumaru. Ils dialoguaient avec un écrivain luxembourgeois : Pierre Joris.
Dialogue est sans doute trop dire. Est-ce que cela se comprend si je dis qu’ils dialoguaient en parallèle ?
Parler d’Ana Blandiana, je l’avais déjà fait de manière indirecte en évoquant un séjour à Sighet il y a six années. Ce séjour faisait retour sur un lieu où on m’avait déjà fait l’amitié de m’amener quelques années auparavant. Il résonnait aussi de la rencontre avec la poétesse, à Saint-Jacques-de Compostelle, capitale européenne de la Culture, en 2000.
Je l’ai ainsi connue dans le dénuement consenti de son discours sur la mémoire. Puis au milieu des enfants qu’elle rassemble pour des rencontres avec des consciences diverses, venues des résistances de toute l’Europe, des horizons de la culture, de l’ouverture et du dialogue.
Je l’ai aussi découverte au milieu des historiens et des témoins dans un mélange qui ne sera bientôt plus possible, car les témoins des horreurs auront tous disparu.
Puis je l’ai vue plusieurs fois au milieu de ses pairs, en particulier dans une réunion du Pen Club à Sinaïa.
Elle a par ailleurs bien voulu nous aider à réfléchir, dans une recherche des meilleurs moyens de faire part de la mémoire de l’Europe, ou dans une confrontation avec des jeunes français, roumains et italiens à Saint Jean d’Angély.
Je suis bien entendu très heureux qu’elle m’ait invité à revenir à Sighet cet été.
Je vois bien que je ne peux qu’évoquer des rencontres. Au-delà de ces faits, il m’est difficile de raconter des épisodes de sa vie qui marquent ses souffrances, ses enthousiastes et ses déceptions. Même si elle en parle entre amis, ce sera à elle de le faire, si elle le souhaite.
J’ai déjà écrit quelques lignes que j’ai reproduites l’an passé. En revenant dans ce texte sur les pas de Sighet, je sais que je rendais un double hommage à Ana et son mari et à celle qui m’a permis de faire leur connaissance.
Ana a traversé comme un oiseau cette soirée poétique luxembourgeoise un peu heurtée, dans cette Kulturfabrik qui a su enfin trouver sa voie culturelle avec Serge Basso. Dans une salle un peu étroite où circulait du vin roumain, de table en table, en présence d’un ambassadeur, jeune homme un peu pressé, elle a déclamé.
Une manière de détacher chaque mot, de lui donner sa part de silence et de respiration. Elle a déclamé à voix basse, à voix un peu étouffée. Elle a « dit », comme on devait dire dans les cercles de poètes autour de Montmartre et de Montparnasse il y a déjà quelque temps quand les poètes « disaient » encore, ou autour de Luc Bérimont quand il réunissait les poètes et les chanteurs dans les années soixante.
Elle a parlé des anges dont la tête tombe de fatigue et sa propre fatigue semblait grande.
Une grande part de ses écrits me restera bien entendu toujours inatteignable…sinon avec une aide patiente, que j’ai déjà reçue à plusieurs reprises, pour me guider sur les sons de ses écrits.
Autour de quelques mots et pour celle qui les dira en détachant tous les sons :
« În somn
Greierii cântă numai în somn,
Greierii ziua sunt numai insecte,
Lăsaţi-i să doarmă şi-ascundeţi-i, ierburi,
De sincerităţile zilei, suspecte;
De adevărul uscat şi zadarnic
Ferească-i al rouăi prea limpede domn
Şi tot ce nu reuşesc să trăiască
Întâmple-li-se în somn; Lăsaţi-i să doarmă legaţi de coşmare,
Cântând ca din strune din propriile funii,
Subţiri prinţi de ţipăt jertfiţi ascuţit
Singurătăţilor lunii. »
Mémoire d'Europe 