Je me reporte parfois en juin dernier quand j’appréhendais un blocage possible des décisions concernant les itinéraires culturels, de la part du Comité décisionnaire, pour tenter de comprendre ce qui s’est passé. L’expérience de moments semblables, déjà vécus, sans doute ? Je me tournais alors vers Don Quichotte et Almodovar à la fois. Etrange rencontre et pourtant, tous deux symboles d’une Espagne tourmentée, partagée entre les horizons sublimes et la réalité terrestre.

Il est en effet intervenu, ce blocage, et avec splendeur si j’ose dire ; comme si la conjonction la plus défavorable était toujours la plus certaine. Mais si les institutions – et leurs personnels – ne ressentent jamais la douleur d’un échec, sans doute parce qu’elles se sentent immortelles, par contre je prends personnellement ce blocage, comme chaque fois, sur un plan personnel. Je le vis comme une atteinte au travail que j’assume avec toute une équipe et comme une atteinte à la logique, que les institutions disent vénérer, qu’elles mettent ensuite en avant à tout propos, mais qu’elles ne peuvent plus respecter, faute de moyens.
Bien entendu, si je passe mon temps à raconter ce genre de politique de survie, de balancement entre une passion qui souvent me consume et les pièges indéfiniment recréés pour l’empêcher de brûler, je n’avance pas dans mon propos qui est de définir une Europe de la mémoire, active, actuelle, acceptant les coopérations les plus inattendues.
Depuis la fin du mois d’octobre, je suis allé de réunion en réunion, en essayant de faire patienter mes partenaires et de modérer ma propre impatience. Je m’en suis rendu malade au point de souhaiter arrêter ce jeu pervers. Jusqu’à ce que j’apprenne, en un instant, dans un seul jour, à l’approche de la fin janvier, que le cap était franchi. De Don Quichotte, aux Routes du fer en Europe centrale, de l’Art roman, aux pèlerinages vers Saint Michel, de la Via Carolingia aux Routes des Phéniciens et au patrimoine des migrations, acceptés enfin dans la famille des itinéraires. J’ai compris que nous pouvions espérer ainsi croiser encore plus de démarches aidant à lire l’Europe et à nous comprendre. Dans ce continent que nous forgeons aujourd’hui, avec pour seul horizon l’économie mondiale et ses pièges, nous allions nous donner de nouveau, les uns aux autres, le temps et les occasions de nous parler de nos passés communs et de nos différences.
La récompense de la résistance à un affrontement stérile ?
Depuis la fin octobre, dans ces textes surgis des lieux d’Europe que je traverse, je n’ai livré de tous ces combats qui me rongeaient, que la surface des conflits. J’ai avoué certains énervements, ni plus ni moins graves pourtant que les énervements qui me viennent devant l’absence de vision continentale des candidats français à la Présidence de la République. Et, comme à chaque fois, le temps doit de nouveau s’accélérer. Comme si ce blocage n’avait constitué qu’un jeu. Une simple épreuve d’endurance.
Tout doit de nouveau reprendre et au plus vite.

Expliquez-nous me dit-on à Strasbourg ! Expliquez-nous les itinéraires culturels, que nous puissions les modifier, leur redonner le lifting et la jeunesse qui fassent qu’on puisse toujours les défendre devant les décisionnaires politiques. Ce jeu du « seul contre tous » qui revient régulièrement, cette scène théâtrale finalement maintes fois répétée, comme si je devais perpétuellement convaincre cette institution de l’importance et de la pertinence du programme qu’elle a généré il y a déjà vingt ans…J’y reprends goût, je redeviens acteur de ma vie, même s’il me vient, à la fin de la séance, une sorte d’amertume à la bouche.
Pour qui en effet ?
Si je suis à Madrid, immédiatement après cette séance de conviction, c’est qu’il s’agit de terminer pour le mieux une opération de grande envergure en ce qui concerne les itinéraires culturels.
18 volumes de présentation. 18 volumes de 200 pages illustrés en couleurs, publiés en castillan, pour relayer, dans une sorte de luxe de l’Encyclopédie à paraître chez un éditeur de prestige, ce que signifie mettre en action des lignes de partage du continent, des continuités, des grandes conquêtes. Comme toujours il aura fallu une sorte d’apprivoisement mutuel, la poursuite d’une trace commune entre la recherche du sens et celle de l’image.
Réponse dans quelques mois.
De Madrid, je n’aurai au retour au fond pas grand-chose à dire. Ou du moins, rien de fulgurant. Il me vient souvent à l’esprit que, dans une ville où l’on vient travailler, un parcours est souvent volé, et tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’une capitale économique. Madrid est une belle ville. Certes majestueuse en raison de ses immeubles conservés et blanchis de neuf, comme des symboles de richesse et d’innovation, comme le symbole de la pionnière ibérique qu’elle a su être. Non pas dans la diversité des gestes architecturaux, comme à Barcelone, mais dans une unité de splendeur, descendant le long d’une Grand Via vers les allées plus vertes et le jardin botanique, emportant le flot des visiteurs à la recherche des musées, le Prado et, depuis quelques années, la Reina Sofía. Mais je vois bien que sa communication externe passe d’abord par les expositions et la qualité gastronomique. C’est un peu court peut-être. Mais justement, il s’agit d’un tourisme de court séjour, ou d’un tourisme de complément, comme le mien aujourd’hui.
Que pourrait-elle par ailleurs mettre en avant ? Y-a-t-il une figure vraiment symbolique de Madrid ? Que trouve-t-on dans les catalogues touristiques ? Je regarde le site de la mairie. Le Tintoret y voisine avec un portrait de Van Gogh et le nom de Chuck Close. On y parle de carnaval…c’est la saison – et de l’Arco, ce salon d’art contemporain qui commence dans quelques jours et dont le succès ne fait que croître. Et pour finir, le sport, toujours présent, toujours utilisé dans l’éternel combat avec Barcelone.
Pourtant dans un coin du site, apparaissent des propositions de circuits thématiques, ces « Rutas » dont les régions et les villes d’Espagne font un usage immodéré. La Madrid autrichienne, celle qui commence à la Plaza Mayor, la Madrid des écrivains, où l’on revient à Miguel de Cervantes, puis celle de Velásquez…Des parcours dont les traces sont pourtant celles que je cherche, pays après pays, pour expliquer nos rapports secrets.
Je me contenterais cependant cette fois du musée Thyssen, où s’était rencontrés il y a quelques années, durant la Présidence espagnole du Conseil de l’Union Européenne, les ténors de l’Europe de la culture à la recherche des meilleurs moyens de capter l’attention des mécènes. Je me souviens de discussions passionnées avec un Bernard Faivre d’Arcier pourtant déjà amer, pris dans la pente qui lui a fait défendre le non au Référendum sur le Traité constitutionnel.
Ce musée, issu de l’amour d’un Baron du début du siècle dernier et de son fils, pour les peintres et les sculpteurs, s’étend depuis peu dans un nouvel espace moderne que je ne connaissais pas encore. Une Fondation encercle cette vénération issue de deux vies, pour en faire un produit consommable où les grands noms du portrait occupent pour quelques mois l’attention des visiteurs de passage. La barbe de Van Gogh, en effet, s’ajoute au visage échevelé de Warhol, tandis que les faces émaciées de Kokoschka et de Modigliani… égrènent leur voisinage avec d’autres noms presque trop célèbres…Matisse, Miró, Dalí, De Chirico, Rousseau…toutes les afflictions du monde devenues des icônes collectionnées, reproduites, pour égayer des tapis de souris, couvrir des sacs en plastique et figurer sur les posters de salles de bain. Un jeu des portraits, justement. Qui est qui ?

Je recherchais peut-être moins de globalisation en partant en exploration dans la ville, mais je suis obligé d’avouer que cette démarche très commerciale est cohérente avec l’image que la capitale veut donner d’elle-même, autant que les immeubles de Gaudi reproduits à l’infini sur les cartes postales, le sont pour le tourisme de week-end à Barcelone !
Doit-on évacuer de cette ville tout signe de la royauté, tous les souvenirs du franquisme, pour être tranquille et politiquement correct…et peut-on vraiment continuer ce travail d’effacement politique en tentant de gommer la symbolique récente de l’attentat de la gare d’Atocha ?
Voilà qui est devenu impossible ! Quand le nom d’un quartier prend du jour au lendemain une audience mondiale, pour les pires raisons, l’image d’une ville se transforme, que la municipalité le veuille ou non ! Cette gare, où l’on a recréé une sorte de serre pour attendre dans le dépaysement, sous les palmiers, et dans la compagnie des fougères tropicales, le départ des trains à grande vitesse. Cette gare tellement post-moderne qui, pourtant, est devenue une sorte de pendant terrestre et européen des twin towers.
Les sirènes de la police résonnent ces jours-ci en permanence dans le travers de la ville. Près du Parlement, on ressent une sorte d’atmosphère d’embuscade. Il est vrai que tandis que les collectionneurs d’art contemporain arrivent, que la Fondation des téléphones parie sur la modernité continue de Nam June Paik, le procès des responsables présumés des attentats du 11 mars 2004 s’ouvre demain pour parler d’une autre modernité, celle des actes aveugles. Je dirais plutôt des actes qui nous aveuglent.
Je me souviens, ce matin-là, du Conseiller à l’Education et à la Culture de la Rioja et de ses collaborateurs qui nous avaient rendu visite, ébahis devant la télévision, à l’heure du petit déjeuner, dans cet hôtel du Luxembourg. Une vision qu’ils ne pouvaient plus quitter des yeux, faute d’y croire vraiment.
C’est ainsi que je me souviens de la violence incroyable de ce 11 mars au matin.
Ils contemplaient je crois une Espagne qui avait basculé. Une Espagne dont les ombres de Franco et des franquistes avaient explosé avec les corps mutilés des madrilènes d’origine roumaine, pakistanaise, indienne, maghrébine, que les trains amenaient à Madrid, comme chaque jour. Ces nouveaux Espagnols, travaillant dans une Espagne de la globalité, de l’interculturel et qui côtoyaient les étudiants espagnols de Alcala de Henares et de Madrid, les étudiants d’Erasmus.
Quelques jours après les socialistes revenaient au pouvoir.
D’autres « conquêtes » sociales et morales allaient suivre ce basculement et tenter d’enterrer les restes sanglants de ces mutilations et les fantômes du passé.
Je sais pourtant déjà que dans quelques semaines les élections municipales et régionales vont certainement faire revenir le pendule de l’autre côté des équilibres politiques. Des fantômes risquent de ressurgir de la terre à cette occasion.
Le calendrier électoral européen, toujours présent dans l’activité des itinéraires culturels, jouera en Espagne un nouvel air.
Depuis toutes ces années, je le gère avec plus de calme que la cinquantième réforme des itinéraires culturels, qui, je le crains, s’annonce maintenant dans la douleur.
