Mardi 23 janvier 2007, souvenirs de Paris (ter), devant l’Institut du Monde Arabe

IMA. Cliché MTP

Je ne pouvais pas éviter le quartier de Jussieu où j’ai fait une partie de mes études, où j’ai enseigné pendant presque trente ans, à l’exception d’un épisode d’une année à la Sorbonne et où était situé le laboratoire où j’ai préparé ma thèse. 

Encore une fois, je crois avoir droit à exprimer la nostalgie des lieux qui ont été les plus présents dans ma vie. 

Je n’ai pas eu envie de rentrer sur le « campus » Jussieu, ni de repasser le long de ces barres croisées dont une partie est désaffectée aujourd’hui de manière temporaire pour une opération salutaire de désamiantage et dont les autres semblent vouloir être réaffectées et revêtues d’une façade neuve. 

Je sais trop combien j’y ai respiré de poussière d’amiante qui tombait en fins cristaux du plafond et que nous devions essuyer chaque matin sur les paillasses. Un véritable crime organisé, sans criminel reconnaissable. 

Et pourtant je devrais me souvenir combien ces bâtiments étaient souhaités et ce qu’ils ont impliqué de combats. Des enseignants en toge partant en cortège de la Sorbonne pour défiler autour de cette Halle aux Vins dont les mandataires ne voulaient pas partir et dont les grilles historiques sont longtemps restées là comme une barrière imprescriptible. Il me semble que j’ai suivi des travaux pratiques dans des salles récupérées sur les caves à vin. La salle où je me rendais devait se nommer Bourgogne ou Bordeaux, je ne sais plus bien. 

Et puis j’ai enseigné moi-même dans un bâtiment provisoire qui, aplati et rayé de la carte, se trouve maintenant, comme un espace de mémoire, situé sous le parvis qui s’étend devant la merveille architecturale de l’Institut du Monde Arabe.  Il doit bien y avoir par-là, capturés à jamais, des murmures d’étudiants à qui j’avais demandé de se pencher sur leur microscope, ou des traces de leur émerveillements devant les algues microscopiques ou les parois de cellules colorées de rose ou de vert.

La botanique possède aussi un côté esthétique auquel j’ai toujours été sensible, au point que je pouvais dessiner pendant des heures, pour le plaisir, des coupes de tissus, en respectant la part de l’ombre, avec une lumière qui venait théoriquement de la gauche. Tous ceux qui ont fait des représentations de coupes anatomiques me comprendront. 

Je me souviens encore que ces bâtiments provisoires où nous avons accueilli des étudiants gazés le premier lundi soir des événements de mai 1968. Ces baraquements sont restés provisoires une quinzaine d’années et ont accueilli bien d’autres générations d’élèves, tandis que la création de l’Université Paris VII m’avait conduit dans des salles neuves, elles aussi amiantées.

La décision du Président Mitterrand a été essentielle pour faire naître cette splendeur inattendue, dans une situation un peu incongrue, entre les anciens bâtiments de la Faculté des Sciences et ces barres sinistres que j’évoquais. Elle a fait du même coup disparaître une trace de mon propre passé.  Je crois me souvenir de mon émotion, la première fois où je suis passé devant le tableau avec, en face, des étudiants plus âgés que moi ! 

IMA.Cliché MTP

Paradoxalement c’est Venise qui fait retour dans ces lieux, au travers d’une exposition mettant en valeur les rapports privilégiés entre la Cité des Doges et l’Orient. J’ai été ravi de reprendre ainsi le dialogue avec les Bellini et les Carpaccio. « La prédication de saint Etienne à Jérusalem » de ce dernier vient compléter mon souvenir du cycle de saint Georges découvert il y a un peu plus d’un mois.

Ici, la conversion recherchée ne passe pas par la victoire sur un émule du diable. Elle est directe. Ce n’est pas tant le saint homme qui capture le regard du spectateur objectif que nous sommes, même s’il se situe dans un espace médian du tableau, mais l’addition de l’ensemble des attitudes des participants, en particulier l’inclinaison de leurs têtes. Toutes ces lignes de fuite mènent vers un seul personnage. C’est la dynamique ainsi créée qui fait toute la richesse de la parole chrétienne ! A l’arrière, le monde va son train, des animaux et des hommes. Et plus loin encore l’ensemble des références architecturales redistribue les cartes de toutes les religions, déjà battues dans d’autres tableaux. 

L’exposition fait circuler avec une certaine virtuosité les figures du pouvoir et les objets qui incarnent ce même pouvoir. Mais les objets témoignent certainement encore plus que les écrits de la fascination des uns pour les autres, entre ces espaces politiques qui tentent de dominer la Méditerranée. Un style, contrairement à ce que l’exposition s’efforce de vouloir démontrer trop souvent, n’est pas seulement une influence…un orientalisme ou un occidentalisme avant ou après la lettre. Les Vénitiens ne font pas que rechercher un marché en proposant des verres au Sultan, dans un style qui doit leur plaire. Ils pénètrent un marché, mais plus encore, ils contaminent les consciences.  Le portrait du Sultan Mehmet II peint par Gentile Bellini est certainement une commande, même s’il s’agit d’une commande un peu forcée étant donné que Venise vient de perdre une bataille. Mais derrière ce portrait il y a plus : une forme de représentation à l’occidentale qui met en avant un nom, une personne, des traits humains, plutôt qu’un symbole.

Orhan Pamuk dans son magnifique livre « Mon nom est rouge », ce polar à la cour ottomane, en a décrit subtilement les enjeux, sans insister sur le fait que ces enjeux-là sont venus jusqu’à nous dans la crise des religions que nous agitons comme à plaisir.  

Dans cet ouvrage, situé cent ans après le portrait de Bellini, un peintre miniaturiste est assassiné. Et derrière cet assassinat on voit palpiter le conflit entre la tradition sans visage des miniatures et la science du portrait, cet aboutissement majeur de la Renaissance italienne triomphante.  

Mais Venise, à son tour, n’a-t-elle pas été la ville tête de pont pour l’entrée de la soie et des tapis d’orient, un sas qui a permis de faire pénétrer ce qui était dévolu à la prière dans le domaine du quotidien, sur les tables et les murs des occidentaux ?

Tapis de prière qui ont constitué à leur tour autant de têtes de pont d’un langage implicite, celui de l’Islam, inscrit par effraction dans nos têtes.      

Des reliques de saint Marc rapportées d’Alexandrie, à la mise en scène d’une exposition où des objets viennent raconter une histoire de haine – passion, il semble y avoir un monde. Pourtant, deux portraits détourés, celui d’un doge et celui d’un sultan, placés face à face, en disent plus sur le fait que nous sommes pétris les uns par les autres, que bien des raisonnements abstraits sur l’interculturalité.  

Le décor sur la céramique, le verre ou le textile a toujours eu raison des mensonges d’Etat et des guerres d’influence.

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