Vendredi 26 janvier 2007, Luxembourg, le temps de l’impudeur

Il faut bien s’interroger de temps à autre sur l’extraordinaire liberté que donne la possibilité de disposer d’un espace d’expression, non censuré, qui prend uniquement en compte le contrôle que l’on exerce sur soi-même et la limite où l’on place la prise en compte de la pudeur. 

Umberto Eco

J’ai écrit dans des journaux ou des magazines pour lesquels on m’avait demandé de le faire. J’ai créé un magazine où je ne me suis pas privé d’écrire. Durant toute cette période, il s’agissait d’une expression libre, critique, poétique sur différents aspects du textile, de la mode, des arts plastiques.  Il s’agissait d’un dialogue avec des créateurs, des designers, des personnalités qui utilisaient un tout autre média que le mien, mais qui acceptaient que les mots entrelacent le texte au textile où viennent prendre place, de côté, comme une expression en contrepoint. 

Revenir à l’écriture quotidienne, sur un site un peu institutionnel comme celui que nous avons créé voici bientôt quatre années pour faire connaître le travail de l’Institut Européen des itinéraires culturels, est certes satisfaisant, puisque la fréquentation augmente chaque jour. Mais l’écriture y reste très formelle. D’abord parce que les enjeux y sont souvent politiques et administratifs et que la moindre des corrections vis à vis de nos partenaires institutionnels est de ne pas les mettre en difficulté.

Mes collaborateurs, à Luxembourg ou dans les structures qui se sont associés à notre action, tout comme moi et les nombreux stagiaires qui ont participé pour quelque temps à cette aventure, ont pris le parti d’utiliser un style plutôt impersonnel bien qu’éditorial. Nous mettons des faits, des évènements en relief, ou bien nous relayons des informations qui méritent d’être mieux diffusées. C’est le choix de ces faits et de ces événements, mis en rapport avec les grands thèmes des itinéraires, qui fait l’édition et le style. 

Il nous faudrait certainement aujourd’hui passer le cap difficile de la prise en compte de l’opinion, sur des secteurs précis et dans des cas précis et mieux donner la parole à nos lecteurs. Nous ne sommes pas les seuls à venir à cette forme d’interaction et de rechercher les formes d’un échange. 

Cette réflexion-là vient en son temps pour l’Institut, comme pour moi-même. Je regarde les principaux médias et je prends des leçons sur la manière dont ils tentent, avec bien des difficultés, de prendre ce tournant. Je cherche ce qui pourrait correspondre aux besoins de l’Institut.

Mais j’ai commencé à prendre le risque sur un plan personnel.

Je viens en effet à cette interrogation, personnellement, alors que je me penche sur l’importance du je, après l’expérience de six mois d’une écriture régulière sur les espaces dématérialisés offerts par Le Monde.  

J’ai d’abord eu l’intention d’écrire pour la personne que j’aime et pour mes enfants. Pour mes proches en effet, ceux que je veux toucher, atteindre. Et au fond les premiers textes se sont mis en place à partir de lettres personnelles qui sont devenues plus collectives.  Et puis, petit à petit, il est advenu que je me parlais de plus en plus à moi-même en me disant : c’est vrai, je voudrais bien transmettre une émotion et mettre en balance une mémoire personnelle avec une mémoire plus historique. Je pourrais certainement donner une image éclatée d’une Europe que j’ai appris à découvrir, non au rythme des réunions politiques, des présidences et des discours, des nécessités du Conseil de l’Europe ou du gouvernement luxembourgeois, mais dans les rues et les arrière-cours. Une Europe qui vit son évidence de continent mêlé, contrasté, stratifié d’héritages, poussant tous les extrémistes de la défense de la nation, de la race ou de l’ethnie, dans l’enclos de leur bêtise. Une Europe qui n’est pas seulement un enjeu électoral pour dire oui ou non à une question tronquée, mais un véritable enjeu de vie, toutes références réunies. 

Après un certain nombre d’années de parcours, les faits qu’on a côtoyés ou qu’on a eu à connaître, entrent dans les pages des livres d’histoire. Ou plutôt, je devrais parler au passé : ils y entraient encore il y a quelques années, dans le temps de la réconciliation, dans celui du dialogue retrouvé, dans celui de la discussion scientifique ouverte. Aujourd’hui l’accélération de la consommation des images, le rythme fantastique de la délivrance de l’information, le nombre même des données factuelles qui nous sont proposées, tout s’accroît de manière démente aux dépens de la mise en perspective, de l’explication, ou du commentaire.  Toujours plus et en même temps toujours moins. Des résumés et non des synthèses, des malaises, plutôt que le bonheur de la découverte et de la connaissance !     

J’ai une folle envie de procéder autrement.

Une folle envie de prendre l’apparence des anecdotes, des visites, des rencontres, comme champ premier d’un petit morceau d’explication de cette complexité stimulante, me pousse à vouloir écrire dans un cercle de lumière, au-delà de mon bureau. 

D’un autre côté, je prends toute la mesure de l’impudeur dans laquelle je rentre. Peut-être plus grande encore que celle de l’écrivain qui couvre sous la fiction, sous les traits des autres – ses personnages – le besoin qu’il a de régler des comptes, de juger, de se mettre en valeur ou de se mépriser.  

A la première personne je conseille, j’avoue mes troubles et mes énervements, plus souvent mes admirations. Mais je prends le risque d’être écouté ou lu au-delà du cercle des intimes. 

Je dois aussi me poser la question de savoir pourquoi j’ai adopté l’internet depuis les premiers balbutiements du minitel, alors que le téléphone portable continue de me répulser par son aspect public, sournois et intrusif ? Est-ce que l’internet, même si je m’y exerce dans l’intimité, est réellement moins impudique ?

J’ai, il est vrai, vis à vis du téléphone nomade une attitude qui n’est pas très différente de celle que Umberto Eco propose dans le recueil de textes : « A reculons comme une écrevisse ». Je cite en sautant les incises :

Umberto Eco

« Le téléphone portable…est un instrument de travail pour ceux dont la profession est de secourir, comme les médecins ou les plombiers. Pour les autres, il ne devrait servir que dans les circonstances exceptionnelles où, nous trouvant hors de chez nous, nous devons informer d’une urgence imprévue, du retard à un rendez-vous dû au déraillement d’un train, à une inondation, à un accident de la route. S’il en était ainsi, sauf pour des êtres particulièrement malchanceux, le portable ne devrait être utilisé qu’une fois par jour, deux au maximum… L‘imbécile qui, à côté de nous dans le train, règle ses transactions financières à haute voix, en fait se pavane avec une couronne de plumes et un anneau multicolore au pénis. » (Du jeu au carnaval. La Repubblica, janvier 2001).  

Evoquant par ailleurs, dans une communication présentée en 2000 sur le thème de la privacy « la perte de la vie privée », il ajoute : 

« Un phénomène analogue se produit aussi sur internet. L’examen de nombreuses pages d’accueil nous dit que souvent la constitution d’un site ne vise qu’à exhiber sa morne normalité, à moins qu’il s’agisse d’anormalité. » et de citer le cas de cet homme qui, en page d’accueil a mis à la disposition des internautes, la photographie de son côlon. 

Décrit avec humour, le fait n’en reste pas moins propice à une interrogation. Je ne publie pas – autrement dit je ne prends pas le risque du refus d’un éditeur ou de l’insuccès public – mais je me publie, je me permets la liberté d’une confession parfois à peine voilée, je m’enregistre. 

De plus, dans cet espace virtualisé, je dispose à tout moment de la possibilité du remord puisque le texte est disponible en permanence pour une ultime modification, pour un retour en arrière toujours ultime, mais toujours nécessaire, et nécessitant toujours un regard rétrospectif, jusqu’au jour où cela ne sera plus possible, pour une raison de désintérêt ou tout simplement par la disparition. 

Un processus sans fin. Un livre qui continue à s’écrire dans les rayons de la bibliothèque.

En attendant je peux en effet réformer et parfaire le portrait que je dessine, quand je le souhaite. Et j’ai la faiblesse de croire que ce portrait est plutôt la description d’un miroir dans lequel vient s’inscrire la diversité du monde dont je veux témoigner des contrastes, dans la diversité de mes centres d’intérêt, qu’un véritable autoportrait où je lutte contre la malédiction du vieillissement de Dorian Gray. 

Pour citer une dernière fois cet ouvrage salvateur de Umberto Eco : 

« Il n’existe aucun lieu du monde où toutes les vaches sont noires, et leur conférer à toutes la même couleur s’appelle du racisme. » 

Disons que je souhaite témoigner d’un monde coloré et ré-enchanté.

  

 

 

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