Je ne pouvais pas laisser de côté d’autres impressions de Paris, qui se télescopent avec le décès cette nuit de l’abbé Pierre.
Et quand j’entends plusieurs fois aujourd’hui l’appel du 1er février 1954, il me semble revoir les étendues de glace le long des rives de la Seine, en traversant avec le train le Pont de Levallois dans cet hiver exceptionnel.

Lorsque je dis que j’apprécie chaque pouce de cette ville qui reste pour beaucoup mythique, c’est en raison du fait que j’y ai semé trop longtemps mes propres mythes.
A huit ans on enregistre les moments marquants ! Un froid d’hiver, un froid mortel. J’avais pour ma part la chance d’avoir été à l’abri à cette époque, même si le poêle à charbon aux longs tuyaux dont le goudron dégoulinait à mesure de l’humidité qu’il combattait, n’arrivait pas vraiment à chauffer la maison de Colombes. Je n’en mesurais certainement pas la chance à ce moment-là.
Est-ce que j’ai entendu moi-même cet appel sur Radio Luxembourg ? Je ne le crois pas. Je sais pourtant que mes grands-parents y ont été sensibles, même s’ils n’ont réagi que le lendemain. Mais je suis aussi conscient du fait que j’ai vécu jusqu’aujourd’hui avec cette légende vivante que l’abbé a constituée pour beaucoup de Français. Une icône !
Je ne l’ai aperçu qu’une seule fois, dans ce type de rencontre où il ne dédaignait pas de participer, même à un âge avancé, pour redire inlassablement son message. Je pense que c’était lors de la messe de minuit de Noël 1991. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais voulu faire participer mes enfants à une cérémonie un peu étrange, un peu kitch, comme Paris en propose souvent. La messe était concélébrée sur la scène du Palais des Congrès de la Porte Maillot par un ensemble de prêtres, dont l’abbé Pierre. On avait fait en sorte d’inviter des vedettes, dans une sorte de confrontation insensée avec d’autres icônes médiatiques. Je me souviens en particulier d’Yvette Horner et de Francis Lalanne.

En évoquant ce souvenir, j’ai envie de rire. C’est peut-être tout simplement le pied de nez que l’abbé m’avait fait à l’époque en me prouvant qu’il n’y a pas de mauvaises rencontres, si le message est sincère.
Je ne sais pas si mes enfants s’en souviennent.
L’abbé vient de voir un de ses souhaits exhaussé. Il ne voulait vivre que s’il avait la force de courir là où il faut être présent. La voix, sa voix, pourtant toujours si marquante, n’y suffisait plus.
Je ne sais pas si c’est un hasard, mais il meurt au moment où l’hiver parisien va – enfin ? – arriver. J’ai été très surpris de voir que les massifs de roses dans les squares étaient intacts. Comme s’ils sautaient une étape. Comme s’ils voulaient faire la démonstration que les prévisions sur le réchauffement climatique étaient justes.
Mais je sais bien que Paris n’est pas une exception. Même dans mes Ardennes d’adoption il a peu gelé cette année.
Pourtant je suis surtout frappé par le nombre de sans-abris que j’ai pu croiser à Paris et ceci dans tous les quartiers. C’est presque inimaginable, même pour quelqu’un qui a toujours connu les clochards de Paris. C’est encore plus frappant au moment où les boutiques sont prises de la folie furieuse des soldes.
Devant cette présence qui tient du scandale politique, je ne peux m’empêcher de confronter deux gestes médiatiques, à cinquante années de distance, deux gestes qui relient en les mettant en contraste deux des personnages avec lesquels nous travaillons dans les itinéraires culturels.
En 1954, l’abbé Pierre est dans le droit fil de la théologie chrétienne : celle qu’illustre le geste de saint Martin, le geste de la miséricorde, celui du partage. Il découvre cependant avec une conscience très fine que l’église doit sortir de ses murs et faire appel aux médias. Il raconte que cinq minutes après son appel, lancé depuis les studios de la rue François Ier, il se rend dans un hôtel de la rue La Boëtie où il a demandé qu’on apporte de l’aide et s’étonne que les lieux soient déjà plein de monde. Il raconte aussi que cet appel a fait bouger les politiques au point qu’ils adoptent un budget qu’ils avaient refusé jusque-là, en le multipliant par dix.

En 2006, c’est un acteur, un médiateur par essence, qui lance un mouvement un peu comparable, en se référant à un personnage de roman : Don Quichotte. D’un côté, un enfant de Dieu, fils spirituel de l’évêque de Tours, de l’autre, les enfants de l’utopie…pour faire tout autant bouger les politiques et relancer l’idée d’un droit au logement.
L’histoire nous interpelle parfois avec d’étranges raccourcis.
Mais je sais aussi que le jour même du décès de l’abbé, Catherine Lalumière a accepté de présider dans quelques semaines la réunion d’un ensemble d’intellectuels, de politiques et de chercheurs pour définir ce qui pourrait fonder, intellectuellement, un « partage citoyen », faisant ainsi référence à cette figure que le Conseil de l’Europe a adopté comme symbole moteur d’un itinéraire : « Martin de Tours, personnage européen, symbole du partage ».
Y participer en modérant les débats et en provoquant la discussion sera pour moi un honneur. Je suis heureux que les responsables de l’itinéraire, Antoine Sélosse et Martine Campangne me l’aient demandé.
Un autre passage de témoin ?
