Dimanche 10 décembre 2006, Luxembourg une lettre

J’ai déjà eu l’occasion de l’évoquer au détour d’un texte sur Marcel Jullian. Après le faste populaire, Luxembourg a fait appel à la musique d’Ivo Malec en convoquant sous la direction d’Emmanuel Krivine, dans l’enceinte de la Philharmonie, l’émotion d’un appel venu de très loin.

Cliché MTP

Mais d’où ?

C’est sans doute pour éviter de conjuguer son inquiétude au présent et de parler trop directement des terribles secousses qui l’ont atteint ces dernières années lorsque son pays a été pris de convulsions, qu’il a choisi d’explorer les rayons d’une bibliothèque où des pages égarées peuvent trouver leur destinataire, longtemps après.

La sensibilité est souvent affaire de rencontres. Il faut savoir regarder, écouter, et trouver dans le spectacle calme d’un arbre, le remuement du monde, voire même sa création et dans une lettre surgie du passé, le sombre pressentiment que rien ne pourra conjurer les menaces.  

Dans le discours télévisuel, devenu le discours majoritaire, offert au quotidien de nos contemporains, il y a pourtant plus que la rumeur du monde et l’accumulation d’anecdotes. Pourtant, on ne sait plus y lire que l’affirmation d’un ordre moral prétextant le temps du loisir pour éviter d’aller au-delà des apparences.  

Les mots cherchent en effet très souvent leur voie…

J’ouvre par hasard une page de l’ouvrage de Imre Kertész…  » Un autre, Chronique d’une métamorphose « . 

Le hasard fait que ce texte vient au bon moment, à la fois pour remettre la morale au centre du jeu et pour apaiser une douleur, ou plutôt une interrogation récurrente sur la vanité du discours concernant le changement des temps, que j’entends tenir au sein même de l’Institution avec laquelle je travaille.

Est-ce une clause de style qu’emploient toutes les structures quand elles n’ont plus sur qui s’appuyer pour penser : « …les temps changent » ?.  Est-ce que le Conseil de l’Europe va prendre cette route vaine, d’une sorte de recherche désespérée de la nouveauté permanente, pour son malheur, alors que le socle de valeur sur lequel il s’appuie ne peut se laisser distraire par la mode ou le libéralisme inscrits tous deux dans une nouvelle loi du marché ?

Dans quel marché soi-disant souverain devrait donc tomber l’institution de Strasbourg et le programme des itinéraires culturels auquel elle a donné naissance ? Au nom de qui ?

Au moment où les pays qui ont subi le Communisme commencent – au plus haut niveau – à en condamner les abominations, comme pour marquer, bien après que les dissidences l’ont clamé, que l’horreur est commune, reproductible, insidieuse et doit être combattue par la Constitution elle-même, on sent revenir à Strasbourg une sorte de pragmatisme rampant.

Au moment même où on demande à l’Institution d’en faire rapport, de redoubler la loi ordinaire, par une mise au niveau de l’universel, l’insoutenable légèreté de l’être semble faire retour au plus près du centre de décisions.

 » Pourquoi regarder en arrière ? Pourquoi traîner le poids du passé ? « . 

Pourquoi l’appel à la mémoire et pourquoi le retour régulier au passé, en effet ? 

L’auteur hongrois décrit le comportement d’anciens dirigeants du parti communiste hongrois qui évoquent pour les téléspectateurs leur trouble lorsqu’on les interroge sur ce qu’ils ont vu, ou perçu, ou compris, à l’époque où ils dirigeaient. Comment auraient-ils pu saisir l’étendue de la manipulation, l’horreur d’une totalité niant la diversité, là où ils se situaient, comme de simples rouages dans un système trop vaste ?  

L’homme des mots, l’écrivain, qui en connaît la préciosité et la fragilité, écrit doucement, nous confie avec timidité, comme lorsque l’on parle à mi-voix :

 » La leçon qu’on peut en tirer est que ces hommes ont consacré leur vie à un mauvais usage du langage. Mais aussi, et c’est déjà plus grave, ils ont promu ce mauvais usage au rang de consensus. Après leur départ, ils ont laissé derrière eux des estropiés du mauvais usage de la langue qui ont à présent un besoin urgent de secours moraux, comme si, pareils à des lambeaux de papier, les mots qui ont perdu leur sens nous montraient d’un coup leurs blessures morales. Où que je regarde, je vois cliqueter des prothèses morales, toquer des béquilles morales, rouler des fauteuils moraux.  »   

Une façon poétique, malgré l’horreur et le cauchemar des années de souffrance accumulées, de redire que les mots sont ce qui nous garde ou ce qui nous perd. La morale reste dans le bon usage, alors que tout conduit à leur perversion et même à leur prostitution.  Les mots nous regardent, au double sens du terme. Ils sont sous notre responsabilité, nous devons en prendre soin, mais en même temps ils nous jugent. Sous le régime communiste qui veut les biffer ou dans le cynisme d’une institution européenne qui ne prend plus le temps de mesurer leur sens.

Egalité tragique sur laquelle nous devons nous interroger !

A pratiquement cinq cents ans de distance, Ivo Malec regarde un texte en latin, une lettre de supplication d’un assiégé croate qui veut encore croire que la Papauté aidera à faire rempart contre les Turcs. Des Turcs venus et repoussés, plusieurs fois, aux portes de la Chrétienté, symboles et échos imaginaires à la guerre plus complexe que se sont livrés les voisins d’une Yougoslavie artificielle, éclatée d’un coup au début des années 90.

Malec souhaite reprendre un témoignage situé dans le temps et lui donner le sens moral d’une musique qui croise toutes les peurs, toutes les souffrances et toutes les résolutions.

En décembre 2006, au moment où cette musique cerne l’espace, tandis que la caméra qui inonde les foyers d’images fugitives passe, insensible, indifférente, sur le visage des réfugiés de tous les continents. 

Toujours la puissance des mots. Leur caractère inusable s’ils sont justement choisis. Ou si l’homme continue de croire en eux.  

« Resipiscite tandem, resipiscite insipientes ! Desinite caedibus inter uos desaeuire ! Reprenez vos esprits, reprenez vos esprits, hommes dépourvus de raison ! Cessez de déchaîner votre fureur en vous massacrant entre vous ! » 

Une musique sans « mouvement » ni rupture, dit le compositeur. Une grande émotion.   

La morale est aussi dans la voix du soprano, qui surnage comme un cri étouffé, dans la multitude de l’orchestre.

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