
Décidément, la suite des peintures de Carpaccio continue de me poursuivre. Un des tableaux s’intitule « La prière dans le jardin de Gethsemane ».
Le passage de la Bible est connu quelle que soit la version :
“Entering the garden of Gethsemane, Jesus Christ said to His disciples, « Sit here while I go yonder and pray. » Taking with Him Peter, James, and John, He went deep into the garden, and He began to be sorrowful and troubled. Then, He said to them, « My soul is very sorrowful, even to death; remain here and watch with Me. » And going a little farther, he fell on His face and prayed, « My Father, if it be possible, let this cup pass from Me; nevertheless, not as I will but as Thou wilt. » Having prayed thus, Jesus Christ returned to the three disciples and found them sleeping. He said to them, « So you could not watch with me one hour? Watch and pray that you may not enter into temptation. » Again, for the second time, He went away and prayed. And again He came and found them sleeping, for their eyes were heavy, and they did not know what to answer Him.”
« Après être sorti, il alla, selon sa coutume, à la montagne des oliviers. Ses disciples le suivirent. Lorsqu’il fut arrivé dans ce lieu, il leur dit : Priez, afin que vous ne tombiez pas en tentation. Puis il s’éloigna d’eux à la distance d’environ un jet de pierre, et, s’étant mis à genoux, il pria, disant : Père, si tu voulais éloigner de moi cette coupe ! Toutefois, que ma volonté ne se fasse pas, mais la tienne. Alors un ange lui apparut du ciel, pour le fortifier. Étant en agonie, il priait plus instamment, et sa sueur devint comme des grumeaux de sang, qui tombaient à terre. Après avoir prié, il se leva, et vint vers les disciples, qu’il trouva endormis de tristesse, et il leur dit : Pourquoi dormez-vous ? Levez-vous et priez, afin que vous ne tombiez pas en tentation. » (Luc 22: 39-46)
Quelle que soit en effet la teneur du récit et l’interprétation qui en est donnée par les disciples, on se situe dans l’attente. Quelque chose de terrible va se passer. Quelque chose que Carpaccio annonce avec beaucoup de discrétion en dessinant au lointain une petite troupe en marche éclairée de torches. Des personnages en miniature confrontés au destin d’un homme droit dans sa foi, mais certain de connaître la faiblesse. Ils vont bientôt s’en saisir ! Pour l’instant il occupe une sorte de rectangle dans la partie gauche du tableau. Il illumine de pourpre un moment précieux au cours duquel les hommes ont tendance à oublier les menaces, les promesses et leur propre destin.
Trois dormeurs placés en pyramide, comme des pierres. Trois dormeurs dont les attitudes contrastées reflètent les états du sommeil. Etat de veille somnolente de Paul. Endormissement béat, sommeil de bébé de l’apôtre Pierre. Rigidité d’un sommeil quasi cadavérique pour Jean. Ici le peintre a décidé de former un vocabulaire pictural fait de contrastes entre une volonté tournée vers la transcendance et un chemin pavé de difficultés où les disciples sont endormis comme des rochers prêts à se fondre dans la masse montagneuse si rien ne vient troubler la contemplation.
Entre la transcendance et l’engourdissement.
Il y a encore beaucoup à retirer de ces peintures. En ce qui me concerne, je ne parle pas de transcendance, mais tout simplement de bonheur. J’espère que je transmets en pensée ce sentiment de plénitude qui me parcourt, de l’horizon de la peinture, à l’horizon de la lagune, à mon amour, éloignée physiquement de ce moment, mais certaine de savoir ce que je ressens.
Il est tout de même formidable d’avoir le temps d’écrire et de prendre, en même temps le soleil, dehors, le 2 décembre. Le soleil au plus haut sur la lagune qui largue sur la ville une lumière un peu blanche, un peu embrumée. Les lignes et les profils de toutes les îles et de leurs églises se dessinent parfaitement. C’est un véritable moment de plénitude.

Un couple d’amoureux placés sur un banc massif de pierre, comme une sorte de môle pour les navires, se balance à quelque distance de la table près de laquelle je me suis assis, se tenant serrés dans un embrassement de manteaux d’hiver qui constituent une sorte de barrière souple à leur désir.
Les vaporettos filent sans bruit, un peu dans l’irréalité, en contre-jour. Dans un sens, puis dans l’autre. Ils brillent dans le remuement des vagues, comme si l’éternité avait un sens et qu’ils aient été chargés de l’incarner. Une jeune femme blonde vient troubler cet embrassement qui reste ainsi un moment en suspens. Le soleil me frappe en plein. Une amie du couple qui revient avec une moisson de photographies ? Non, tout simplement une touriste qui a admiré de loin cet échange intense et veut le photographier. L’amour de l’amour. Je me souviens tout à coup de Doisneau. Le baiser devient éternel, se fixe dans la machine de la blonde. Il s’agit d’une autre manière, dans un autre temps, d’un baiser volé, mais posé, cependant à peine apprêté.
La voici repartie. Et l’embrassement reprend, plus intense encore.
Je finis par me débarrasser des moineaux qui avaient envahi ma table, attirés par les tranches de pain chaud que le serveur a fini par apporter pour complément du plat de fromages, de miel, de pâte de coing et de confiture de figues que j’ai choisi. Je ne voulais pas forcément revenir à des habitudes italiennes rencontrées à Florence autant qu’à Marsala, mais le fromage servi avec des douceurs, est une manière de revenir sur le lieu du crime. Un peu comme dans un laboratoire, un peu comme au paradis.
Une menace pourtant, comme dans le jardin des oliviers ? Est-ce qu’on peut imaginer que les condamnés lorsqu’ils sortent entre deux punitions peuvent monter à un certain degré de jouissance. Juste pour leur faire éprouver ensuite la rigueur accrue des difficultés ? Je ne veux pas savoir aujourd’hui, quel combat difficile et hypocrite j’ai vécu hier, dans une enceinte administrative, ni quel combat je devrai livrer dans une semaine, confronté à d’autres hypocrisies.
Pourtant Venise n’est pas une femme fatale, au sens où on l’entend habituellement.
C’est Médée, nièce de Circé. Elle sourit. Une sorcière prête au massacre s’il faut défendre l’amour.
C’est Méduse qui laisse la victime passer entre les tentacules. Elle ferme les yeux et ne laisse apercevoir qu’un regard filtré derrière les persiennes toutes fermées, même dans ce mois de décembre commençant. Mais elle ne dit jamais rien de ce qui se trouve derrière les rais à peine écartés. Un regard assassin, un regard pétrifiant, une maladie : le choléra.
La mort à Venise, c’est pour moi l’administration d’une institution européenne au temps du choléra. On sent le danger, mais on poursuit néanmoins la beauté blonde, toujours fuyante, longeant un canal, poursuivant son chemin le long des étapes du labyrinthe. On sait que quelqu’un va être sacrifié, mais on ne sait pas exactement à quel moment, à quel détour du chemin.
Ce que j’apporte là est un a priori personnel. L’impression que j’ai reçu le cadeau de pouvoir parcourir de nouveau le temps perdu et de revenir sur la trace de fragments d’œuvres éparses que j’avais lues, que j’avais entendu citer. Mais je me trouve par instant devant le décor et puis parfois derrière ce même décor. Une sorte de surcroît de bonheur fondé sur le parcours du labyrinthe.
J’aime à croire qu’une fois de plus, j’ai échappé à Méduse.
