
Rien n’est plus émouvant que le rassemblement de ceux qui n’attendent pas avec énervement que le temps vienne à la rescousse d’une idée, mais qui tracent une réalité pour leurs rêves.
Il suffit parfois de se saisir d’un symbole.
Lorsqu’il y a presque deux ans j’ai reçu un dossier proposant l’idée d’une route de l’Olivier, je n’ai pas tout de suite perçu la dimension humaine du propos. J’ai vu immédiatement surgir des images de l’immense marée d’arbres polissant de gris vert les collines de Toscane. J’ai senti venir sur la langue une magnifique odeur – saveur où tous les sels et les sucres de la terre se mêlaient.
L’huile d’olive sortie des pressoirs, et la pâte que l’on étale sur un petit morceau de pain séché, et le pain frais que l’on trempe dans la soucoupe pour comparer ces saveurs qui vont emplir la bouche, en tapisser rapidement les parois d’une sensation sans pareille.
Enfin quoi, je suis immédiatement devenu lyrique !
Il aura bien fallu deux années pour que je découvre vraiment ceux qui se cachaient derrière ce courrier de demande : « nous souhaitons devenir itinéraire culturel. »

Georges est un petit géant. Il prend le plus souvent le profil d’un chef de meute, suivi d’une théorie de monstres pétaradants. Foulard rouge, tenue de cuir, prêt à foncer dans la poussière, entre les alignements d’oliviers, le long des falaises que l’on imagine blanches et qui cassent la mer bleu, à l’écume des vagues. Il aime la musique de jazz et les longues nuits. Il sait passer d’un monde à l’autre. Et comme tous les anges sortis des ténèbres, on s’attend à le voir disparaître au matin.
Marinella ne se résume pas à l’éclat de son rire, ni au balancement de son corps fait pour la danse. Vêtue le plus souvent de noir, elle est déjà, étonnement juvénile lorsqu’elle parle de sa passion, proche de l’image de la vieille femme qui accueille le passant, le mendiant, à la porte de la maison.
Tutélaire.
Une vieille femme éternelle, symbole, plutôt que témoin, une vieille femme étonnement jeune. On ne peut se tromper. Elle est le bâton de l’aveugle, celle qui manie le fil, non pas une des Parques, celle qui tranche, mais Ariane, celle qui a précédé le parcours. Elle aime trop la vie pour en couper la continuité. Si elle file c’est bien pour qu’on prenne le même chemin qu’elle. Elle est l’essence même de la vie et n’a aucun commerce avec la mort.
Une trace.
Derrière eux des nymphes aux noms d’Odyssée, surgis des labyrinthes, rescapées des combats contre les monstres, les assistent dans leurs cérémonies.

Derrière eux, des centaures aussi noirs que leur chef traversent les nuits et les jours de la Méditerranée dans de longs circuits initiatiques où les dattes sucrées remplacent parfois les fruits noirs de l’olivier, mais où les raisins séchés attendent de dégorger on ne sait quel suc, quel vinaigre, quelle saveur complémentaire au complexe du paradis.
Pourquoi vivre enfermés quand on peut traverser la Grèce en paix et le Liban en guerre avec un rameau ouvre-frontières ?

En décembre 2004, je les ai rencontrés pour la première fois. Je n’y croyais pas. Ils célébraient leur végétal préféré non pas dans les collines, non pas dans les rangées ondoyantes d’arbres martelés pour rendre leur âme sur des tapis, mais dans le pire endroit que nous offrent aujourd’hui toutes les capitales du monde : le métro.
L’heure de pointe, le croisement, là où tout se fond, la station de métro qui porte un nom de slogan ou de règle grammaticale : Syntagma.
Place de mémoire et de héros, mémoire de révoltes, de la fin des dictatures, face au Parlement.
Tunnels et galeries creusés dans la masse même du passé. Lecture de strates sur lesquelles reposent nos meilleures leçons d’histoire. Une plongée dans les cours de sixième, quand le professeur nous parlait d’un Forum qui était en effet un lieu de dialogue.
Je rêve.
Ma classe de sixième est si loin…et pourtant si présente dans cette ville que je crois connaître par cœur, au point de m’y précipiter malgré le froid et la nuit, attiré par la lumière du Parthénon.
Mais c’est bien dans le métro que les amis de Georges et Marinella, directeur et conservateurs d’un musée des arts populaires en voie de transformation qui prend ses aises à Marseille, ont descendu à la force des grues, de lourds oliviers, et les ont mis en scène, à côté des objets qu’ils ont suggérés à l’homme.
Ces tours de Méditerranée. Ces jonctions superbes vers des territoires en berne sont aussi là.
Et puis le sentiment étrange que même dans un pays dont l’olivier est le symbole, les citadins n’ont plus de regard attentif pour le paysage ondulant dont ils viennent.

Il leur faut le sous-sol, le quotidien difficile du voyage vers la banlieue, pour toucher les feuilles, les rameaux d’un arbre qui leur a apporté le bonheur de l’âme, sinon la paix de l’esprit.
Il faut le mettre en scène, en effet, comme les mosaïques le long des murs et les amphores en vitrine.
Déclencher cette petite flamme d’enfance, comme dans un grand magasin à Noël.
Une réussite. Je m’en souviens encore
Après deux années et plusieurs autres rencontres, deux jours de consécration sont venus. En haut de la montagne inspirée. A Delphes. Ils ont reçu un diplôme. C’est un peu vain. C’est pourtant un moyen de rassembler.
Je devais préparer un discours. Pas pour moi…Un discours qui soit une offrande, même si il était lu par une autre voix que la mienne. Une offrande doublement partagée, donc.
Et il fallait aussi en profiter pour rendre un troisième hommage. Un hommage à un écrivain disparu qui avait, bien plus que nous tous, gagné et engrangé l’amour que ce paysage unique secoue comme une passion orageuse, Jacques Lacarrière.
« Partout, à l’infini, des oliviers massifs, énormes, ventrus ou creusés de fissures profondes, bosselés, tordus, craquelés, éventrés, évoquant de façon saisissante des gnomes monstrueux, la face ricanante et figée d’esprits des bois englués en ces arbres, comme des héros transformés en plantes et immobilisés à mi-chemin de leur métamorphose. »

Ces phrases que j’avais trouvées, comme une sorte d’écho, à Delphes, devant la baie aspirante, à celles d’André Malraux devant le Parthénon le 28 mai 1959 lorsque l’Acropole a été mis en lumière :
« Car la culture ne s’hérite pas, elle se conquiert. Encore se conquiert-elle de bien des façons, dont chacune ressemble à ceux qui l’ont conçue. C’est aux peuples, que va s’adresser désormais le langage de la Grèce ; cette semaine, l’image de l’Acropole sera contemplé par plus de spectateurs qu’elle ne le fut pendant deux mille ans. Ces millions d’hommes n’entendront pas ce langage comme l’entendaient les prélats de Rome ou les seigneurs de Versailles ; et peut-être ne l’entendront-ils pleinement que si le peuple grec y reconnaît sa plus profonde permanence – si les grandes cités mortes retentissent de la voix de la nation vivante. Je parle de la nation grecque vivante, du peuple auquel l’Acropole s’adresse avant de s’adresser à tous les autres, mais qui dédie à son avenir toutes les incarnations de son génie qui rayonnèrent tour à tour sur l’Occident : le monde prométhéen de Delphes et le monde olympien d’Athènes, le monde chrétien de Byzance – enfin, pendant tant d’années de fanatisme, le seul fanatisme de la liberté. »
J’ai ré-écouté ce discours par hasard sur France Culture au mois d’octobre dernier avant d’aller faire une conférence à Saint Jean d’Angély sur la médiation européenne du patrimoine.
La médiation, c’est le discours de ceux qui font visiter le patrimoine, les monuments. Les guides quoi ! Ceux qui racontent. Ce discours là qui n’est pas différent des textes du « musée imaginaire » du même Malraux, où l’on passe de l’Orient à l’Occident sans même s’en rendre compte, inaugure pour moi la médiation européenne du patrimoine ; celle qui sort de l’explication purement locale qui fait d’un monument une œuvre née du hasard, là où on la rencontre.
Du local à l’universel, la médiation prend par contre un tout autre sens.
Comment peut-on retrouver aujourd’hui des mots qui soient aussi actuels que la mélodie rocailleuse du romancier :
« Une fois de plus, la nuit grecque dévoile au-dessus de nous les constellations que regardaient le Veilleur d’Argos quand il attendait le signal de la chute de Troie, Sophocle quand il allait écrire Antigone – et Périclès, lorsque les chantiers du Parthénon s’étaient tus… Mais pour la première fois, voici, surgi de cette nuit millénaire, le symbole illustre de l’Occident. Bientôt, tout ceci ne sera plus qu’un spectacle quotidien ; cette nuit, elle, ne se renouvellera jamais. Devant ton génie arraché à la nuit de la terre, salue, peuple d’Athènes, la voix inoubliée qui depuis qu’elle s’est élevée ici, hante la mémoire des hommes : « Si toutes choses sont vouées au déclin, dites du moins de nous, siècles futurs, que nous avons construit la cité la plus célèbre et la plus heureuse.. . »
Je suis allé écouter Malraux par deux fois. Pour l’enterrement de Le Corbusier en 1965 et pour l’entrée des cendres de Jean Moulin au Panthéon en 1964… :
« L’hommage d’aujourd’hui n’appelle que le chant qui va s’élever maintenant, ce Chant des partisans que j’ai entendu murmurer comme un chant de complicité, puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois d’Alsace, mêlé au cri perdu des moutons des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient à la rencontre des chars de Rundstedt lancés de nouveau contre Strasbourg. Ecoute aujourd’hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur. C’est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France… »
Je crois avoir compris que ces archives sonores sont maintenant accessibles sur internet. Au moins la voix de Malraux n’est pas morte. J’ai simplement peur qu’elle fasse rire, aujourd’hui. Pourtant je peux assurer que dans le froid, au coin de la rue Soufflot, en effet, on avait envie de pleurer.
Personnellement j’ai besoin de ces citations, de cette voix tellement étrange, au retour de ces moments eux aussi étranges où je rends hommage et j’invite à la table des amis en position officielle, pour éviter, autant que possible, que l’officialité ne pèse pas trop.
Même si tout cela s’est fait dans la bousculade de réunions en série, cela m’a permis d’ouvrir une petite fenêtre, où j’ai entendu le chant des cigales.
Photographies Fondation des Routes de l’Olivier.