Samedi 22 avril 2006, retour à Luxembourg : la dictature dans les têtes

Je ne voudrais pas donner l’idée d’une grande déception politique partagée également entre les différents pays que j’aime, mais…

Cliché MTP Juillet 2005

En Roumanie, sans doute plus qu’ailleurs, je connais au moins de loin, mais souvent de plus près, les intellectuels qui comptent et ceux qui pèsent dans la vie publique. Et j’ai appris à connaître ceux qui font vraiment fait profession de politique. Parce que j’ai participé depuis dix ans à de nombreuses rencontres, j’ai fini par approcher, parfois furtivement, trois Présidents de la République, plusieurs Premiers Ministres, un Ministre des Affaires Etrangères et au moins sept Ministres de la Culture.

Je sais où vit ce petit monde et, plus qu’en France, j’ai eu le sentiment de comprendre de plus près leur désespoir, leur résignation, et parfois, plus rarement, leur foi en l’avenir. Je parle bien entendu de ceux qui font preuve d’une grande honnêteté dans la tempête permanente. De ceux que j’aime.

Ce pays est marqué, pour une génération encore au moins par la fin du Communisme et plus profondément encore que dans d’autres pays communistes, à l’exception peut-être de l’Albanie, par la dictature.

Que l’on me pardonne de faire ainsi des comparaisons dans l’horreur quotidienne.

En Lituanie, j ‘évoquais le froid comme une arme des tyrans. A Bucarest on peut évoquer le froid intense de l’hiver, la chaleur délirante de l’été, la famine, la peur, la menace, l’épuisement d’un pays.

Tout a été bon pour réduire la volonté de la plupart.

Je suis heureux quand j’entends parler ceux qui se sont levés contre et tout autant ceux qui témoignent aujourd’hui.

Au cours de la dernière soirée que j’ai passée dans la capitale roumaine, j’ai participé à un dîner de fin de congrès avec un Secrétaire d’Etat qui était déjà venu à Luxembourg. Il est historien et ancien élu au Parlement roumain. Etaient présents aussi différents fonctionnaires du ministère et certains des experts responsables de l’itinéraire du patrimoine juif.   

Ces derniers venaient pour la première fois en Roumanie. Qu’ont-ils retenu ? Je ne sais pas trop, car ils sont restés deux ou trois jours, c’est selon. Et encore, sont-ils restés enfermés une bonne partie du temps.

Comme je connais un peu la situation intérieure roumaine, et que je regarde la télévision, je peux discuter un peu plus sur un pied d’égalité avec mes interlocuteurs roumains que les passants d’un jour. Du moins je me berce de cette illusion. Mais ici comme partout il y a un air du temps fait des petits scandales du jour montés en épingle et des grands scandales trop lourds à évoquer dans le temps imparti à un journal télévisé. Ce sont les sujets de discussion quotidienne qui priment. Les autres sont trop lourds, justement.

Cliché MTP Décembre 2002

Quand j’écris aujourd’hui de ces amis qu’ils ont été marqués par la période de la dictature, je veux dire que j’ai parfois perdu de vue ce trait commun, devant un changement quotidien des modes de consommation et la montée des scandales politiques ordinaires.

L’image prime tout, comme partout, surtout si on ne fait que traverser.

Au moment où je suis venu pour la première fois, il y a un peu plus de dix années, cette emprise de la terreur était encore perceptible dans l’atmosphère. Je veux dire même palpable. Elle l’est moins aujourd’hui, et certains Roumains arrivent enfin à en parler avec une manière de détachement, donc elle est plus compréhensible ou plus intelligible, c’est selon. Je reviendrai sur les écrivains…

L’un des convives roumain dit soudain au détour d’une phrase. « Et quand j’étais jeune (il a la cinquantaine) j’avais acquis l’impression que Ceauşescu ne mourrait jamais. » Et les autres d’aller dans son sens. « En effet on ne le montrait jamais dans des situations ordinaires, de la vie ordinaire. On ne le voyait jamais manger et bien entendu jamais dormir. On ne montrait jamais fatigué, mais au contraire toujours présent là où l’événement se passe…»

Je me souviens aussi de ce documentaire dont malheureusement je n’ai plus l’origine en tête où on le voyait tâter avec conviction des fruits brillants sur un marché de village…des pommes et des tomates en bois. Tout le monde savait dans l’entourage qu’il s’agissait de leurres, mais puisque la scène était destinée à être tournée et diffusée, je me demande si le dictateur savait vraiment consciemment qu’il n’était pas un acteur éternel et éternellement jeune, mais un homme réel, plongé dans une réalité tragique.

Cliché MTP Décembre 2002

Comme dans « Neige » d’Orhan Pamuk quand l’ancien acteur sosie d’Atatürk fait un coup d’Etat à l’échelle d’un village, coupé du monde par les intempéries.

On raconte aussi qu’un jour où il visitait une ferme du Maramures, il s’avise d’interroger un paysan sur sa vache. J’invente le dialogue, mais après tout cela devait être assez proche : « Voilà une bien belle bête que vous avez là. Comment se prénomme-t-elle ? », interroge-t-il. Et le paysan de répondre : « Je ne sais pas bien, elle n’est arrivée qu’hier soir. ».

Promenade des plus beaux animaux d’un bout à l’autre du pays pour activer d’autres leurres.

Qu’est devenu le paysan ?

Pour le dictateur, nous savons tous !

Au fond, je ne pense pas qu’à une certaine époque on montrait De Gaulle fatigué, encore que ? Mais par contre, on le montrait attablé.…En France je pense qu’on n’aurait pas confiance dans un gouvernant qui ne serait pas capable de goûter à tout ce qu’on lui propose, sur les marchés, dans les salons agricoles, devant le boulanger, au cours de banquets et qui n’aurait pas parmi ses amis un grand chef. Et dans ce cas bien sûr, à l’époque, il ne s’agissait pas de leurres. Il ne fallait pas seulement toucher. Il fallait mordre à belles dents.

La maladie des gouvernants n’a fait son entrée en France qu’avec Pompidou . Une maladie visible sinon avouée.

En fait, la propagande du régime communiste roumain semble avoir été encore bien meilleure que la propagande qui s’est mise en place autour d’Hitler.

Cliché MTP Décembre 2002

Dans son genre, la mise en scène préparée par les hommes de Ceauşescu pour lui-même et sa famille a été quasi parfaite. Et elle dure encore, car parler du Conducator devant des étrangers, avec autant de naïveté, bientôt vingt années après sa mort, veut dire qu’il est encore vivant pour cette génération là.

Je dirais même que soudain, il s’est lui-même invité à notre table.

Mais avec l’obligation d’entendre une parole paisible, sans avoir à la mettre sur écoute, ce qui est nouveau. Il a du être surpris.

Que puis-je dire quand je suis confronté si souvent aux articles tellement négatifs de Mirel Bran, le correspondant du Monde ? Ceauşescu est bien entendu vivant pour ceux qui appartiennent encore à des clubs d’adorateurs.

Nous voyons bien revenir régulièrement des croix gammées près de chez nous !

Mais je dirais qu’il est presque plus présent, en tout cas de manière plus perverse, dans la tête de ceux qui pourtant étaient – et sont encore – armés intellectuellement pour résister.

Ils sont en effet obligés d’avouer que dans une atmosphère fliquée, réellement coupée du monde extérieur, lorsque les repères n’existent plus, un pays est réduit à une sorte de secte, pour laquelle le gourou devient un être extra-ordinaire, qui possède le caractère intangible de ses statues ou de ses portraits…et de ses palais, tous de dimensions colossales.

Si Gorbatchev n’avait pas décidé de déstabiliser ce régime, il aurait peut-être conservé jusqu’aujourd’hui le pouvoir de suggestion qu’ont conservé pour leur part les dirigeants de la Corée du Nord que Ceauşescu admirait tant et dont il a voulu imiter les avenues grandioses.

Si la Russie n’avait pas commandité sa chute, les images le représentant auraient peut-être encore ce teint rosé qui sied si bien aux dictateurs ?

Cliché MTP Décembre 2002

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