Lundi 20 mars 2006 : influence viennoise

Depuis Vienne, les événements parisiens deviennent relatifs. Relatifs comme toutes les images qui sont reçues à distance et pour lesquelles le temps imparti à la diffusion et encore plus à l’approfondissement reste compté.

Comme il faut s’y attendre, il n’y a que les images de rues portées par CNN, BBC Worldwide ou ORF. Et quoi d’autre ?

Et bien entendu ce sont les violences qui constituent cette image. Et pourquoi non ?

Tout à coup Paris – la capitale bien sûr, qui se soucie de Toulouse ou de Poitiers ? – se trouve coincé entre Minsk, Bagdad et les deux conférences de presse de Georges Bush et Tony Blair qui tentent de justifier, trois années après, le déclenchement d’une guerre, en se défendant d’avoir laissé s’installer et s’étendre un conflit civil et religieux plus terrible chaque jour.

Au fond, les voitures incendiées à Paris font un instant oublier les affrontements entre les deux grands mouvements de l’Islam et globalement entre l’Islam et les puissantes occidentales non musulmanes.

Un leurre ! Pour un instant, juste un instant puisque l’amalgame est utile !

J’ai envie de dire à ma fille : « Tant que vous tenez et si vous tenez encore quelques jours ou quelques semaines contre l’aveuglement du gouvernement français et encore plus, si vous gagnez, alors peut-être la reconsidération gouvernementale deviendra une actualité banale, une nouvelle comme les autres. En attendant vous faites partie du balayage quotidien des violences de la planète. Une violence de plus. Ni plus, ni moins, comme si toutes étaient égales, donc nulles. »

A franchement parler l’Autriche s’occupe de l’Autriche. Et encore, je dirais Vienne s’occupe de Vienne. La ville est suffisamment cosmopolite pour se suffire à elle-même. Elle a gardé l’habitude de se situer au centre d’un Empire et depuis 1989 cet Empire s’est d’une certaine manière reconstitué. La ville a du même coup abandonné son statut de ville frontière, de ville mafieuse, de ville accueillant à la fois toutes les dissidences et toutes les marchandises de l’Est que les familles dans le besoin venaient étaler sur quelques mètres carrés de trottoir dans un marché spécialisé à côté d’une gare routière.

On est passé à une ouverture d’une autre ampleur.

L’aéroport de Vienne a pris position depuis quelques années en tant que gare de triage vers les grandes et les petites villes de la Baltique, du Caucase, de la Russie, de l’Est et du Sud-Est européen et maintenant jusqu’à Pristina et Sarajevo, Iasi, Ostrava ou Pecs. D’habitude je ne traverse que les allées de l’aéroport en parcourant la liste de ces destinations dont certaines portent des noms attachés à des drames récents. Puisque je dois cette fois travailler à Vienne, je n’ai pas voulu perdre l’occasion de passer un peu de temps à marcher dans la ville.

Dès dimanche soir j’ai essayé de reprendre des marques.

Il me restait des souvenirs. Des bribes, en fait. Je n’étais plus revenu au centre ville depuis quinze ans. 

Le conflit yougoslave marquait en effet alors les esprits.

Vienne cherchait déjà à ce moment là à montrer encore plus de marchés de Noël que les autres villes d’Europe de l’Est qui exploitent ce créneau convoité. Plus et mieux. Mais Vienne offrait aussi Hundertwasser et Sigmund Freud et un ensemble de musées l’un plus tentant que l’autre. Et dans l’immense Place des Héros, l’Heldenplatz prise en tenaille par les bâtiments de la Hofburg, les applaudissements semblaient encore résonner pour l’arrivée de Hitler. Un peu comme dans la pièce de Thomas Bernhard où une repasseuse – Annie Girardot jouait ce rôle quand j’ai vu la pièce au Théâtre de la Colline – continue son travail en discutant avec ses patrons, derrière les rideaux épais d’un immense appartement, voisin de la célèbre place et tandis qu’un monde antisémite se met en place. Des bruits, juste des bruits et une sorte de fin du monde, de maladie implacable qui s’installe au cœur de la bourgeoisie.

C’était la Noël en effet et si la Yougoslavie se délitait, on ne s’attendait pas vraiment en cette année 1991 à ce que cette immense place conçues pour les défilés militaires et les parades soit de nouveau envahie quelques années plus tard par la foule, mais pour protester cette fois contre les valeurs fascistes défendues par Heider, comme si l’histoire à la fin des années quatre-vingt dix faisait soudain retour sur elle-même.

Les protestataires d’aujourd’hui à Minsk qui crient ou s’enracinent dans la neige pour dire leur dégoût du dernier dictateur européen, font écho malgré eux aux attitudes méprisantes d’un régime libéral français qui ne mesure même plus son cynisme ou aux grandes messes fascistes et antifascistes qui sont venues s’échouer sur cette place comme des vagues, de 1936 à 1999, comme des pulsions contraires d’un pays qui ne sait pas si, après sa grandeur d’Empire abandonné il doit se radicaliser, s’ouvrir, accepter sa part de germanité, ou devenir réellement cosmopolite…ou tout cela à la fois.

Nia, la stagiaire anglaise de l’Institut européen des Itinéraires culturels avec qui j’ai eu le plaisir de dîner ce soir, est venue ici après Luxembourg et avant l’Espagne, pour continuer son tour d’Europe sur la base des trois langues qu’elle apprend à l’Université de Nottingham : le français, l’allemand et l’espagnol..

Son expérience pratique du pays où elle enseigne ou plutôt où elle cherche à sensibiliser à l’anglais des petits de dix ans dans une école privée de la banlieue viennoise, est faite de real politik. Elle m’avoue : « Je suis pratiquement la seule à parler allemand. Les enfants parlent turc ou serbo-croate, voire albanais. Alors l’anglais par dessus le marché, je ne peux pas aller bien loin ! ».

Je me suis plongé donc dans le centre ville où se trouve mon hôtel. Un centre ville repeint, restauré, envahi de luxe et que des immeubles vitrés, un peu en déséquilibre comme en produit régulièrement l’architecture récente, tirent à peine vers la modernité. Je suis parti vers la Hofburg et l’Albertina qui jouent le rôle d’un aimant, surtout dans la nuit et j’ai frôlé de nouveau tous ces bâtiments impressionnants où se déroulait le théâtre des royaumes et des alliances avec ou contre les troupes françaises, germaniques ou russes et contre le grand voisin, l’Empire Ottoman.

Sissi n’est pas loin. Elle a reçu depuis peu un musée, moitié histoire, moitié mythe.

Je suis allé jusqu’au Ring et à l’Opéra où la langueur viennoise est venue créer une urbanité de richesse pour ceinturer ces palais somptueux et enfermer les églises baroques. Le style bourgeois appelé ici Bidermaier, l’équivalent du style Napoléon III à Paris, puis l’Art Nouveau (Jugendstil), la Sécession ont figé définitivement le centre ville dans une bonbonnière touristique.

On y vend cette année encore plus de pâtisseries et de Kugeln portant l’image de Mozart qu’à l’habitude. Des bornes « Mozart in Wien » ont fait aussi leur apparition. Il suffit de composer un numéro de téléphone, de former le numéro de la borne devant laquelle on se trouve dans les pas de Mozart…et commence alors le récit de la rencontre du compositeur avec la place, le palais, le symbole désigné par le numéro.

Ainsi l’histoire est complète ! Celle des clichés en tout cas.

A quand les bornes expliquant la ville dans les pas des Nazis, ou dans ceux de la psychanalyse ? Je plaisante ! Mozart va si bien avec l’ambiance musicale, les lodens, les fiacres et les classes de jeunes japonaises qui se massent puis s’étirent avant de se rassembler plus loin, comme tous les troupeaux qui découvrent le monde.

Je ne suis pas même surpris d’entendre chanter du Johann Strauss dans cette nuit déserte. Derrière une porte, au fond d’une cour. Je m’approche. Il s’agit d’un cours de danse. D’un cours de valse viennoise plus exactement. J’imagine des jeunes filles en crinoline. Elles et leurs cavaliers doivent être nombreux vu l’ampleur du bruit des talons sur le sol. Et pourtant la saison des bals est terminée me précise Nia qui elle apprend la salsa.

Qu’est-ce qu’on cherche dans une ville en effet, si on ne fait qu’y passer ?

Je me suis plongé, donc ! Vais-je arriver à donner mes impressions ?

J’étais quasiment seul. Il faisait froid, même si la neige n’est restée que là où elle a été accumulée en tas hauts et épais pour devenir de la glace. Les monuments étaient éclairés, rien que pour moi et un peu dramatisés. Quelques sabots de chevaux rassurants, résonnaient sur le pavé sonore juste à proximité du célèbre manège où chaque dimanche matin a lieu un spectacle équestre venu des cours d’Espagne, il y a longtemps….Et les serres du jardin de l’Albertina transformées en restaurant laissaient entrevoir une théorie de palmiers rentrés pour l’hiver et qui, dans une lueur verte et glauque, ressemblent à des poissons morts dans un bocal mal entretenu.

Mais en effet les immeubles sont là, massifs, imposants, ils encaissent les rues où le vent s’engouffre. Sur une place en fer à cheval qui vient de la cathédrale Saint Etienne se dresse une épaisse colonne baroque surmontée d’une statue dorée.

J’étais un peu fatigué, un peu abasourdi. Aussi je me suis fait la réflexion : « Voilà une ville d’influence viennoise ». Comme toutes ces villes hongroises, roumaines, croates, slovènes que j’ai visitées ces dernières années : Zagreb, Cluj, Timisoara, Eger, Sopron…qui firent toutes partie de l’Empire Austro-Hongrois et où un baroque omniprésent, en terrain de reconquête, s’avoue de nouveau comme une empreinte commune.

Influence viennoise ? On oublie parfois que le modèle, à force d’avoir été copié, perd son statut de modèle et acquiert lui-même celui de copie. Peut-être que les restaurations trop éclatantes, trop appuyées, trop léchées, sont à l’origine de cette impression ?

Mais après tout dans ce Luxembourg qui m’a accueilli, je participe un peu à ce qui a été un jour une parcelle du grand empire, celui de Marie-Thérèse d’Autriche, impératrice du Baroque.

Le temps se rattrape comme il peut.

Et certaines régions semblent résister à la Mozartmania.

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