
Marseille perce ma mémoire au point de devenir une sorte de rêve récurent.
Ma tête est pourtant pleine de ces coins de rues que j’aperçois à la télévision en fonction des documentaires, des séries ou des films de fiction qui me sont proposés dans une bulle de confinement plutôt agréable, suspendue en apesanteur dans le paysage d’un lac qui me nargue par son éternité.
La ville de Marseille se rappelle à moi de manière un peu insidieuse par la traversée d’un film plutôt étrange de Christian Petzold intitulé « Transit » que la chaîne Arte a proposé parmi une sélection européenne qui vient briser les chaînes trop sensibles, au double sens du mot. J’avais déjà aimé « Barbara », portrait sensible d’un personnage entre deux mondes.
Marseille n’est pas la seule ville dont les coins de rue viennent régulièrement à me manquer, au milieu de la journée, comme dans les rêves qui me transportent dans la préparation de réunions qui n’auront plus jamais lieu en face à face.
Paris, Milan, Bucarest, Madrid, Venise…entre autres, surgissent avec violence au fur et à mesure où je corrige les posts que la disparition du blog du journal « Le Monde » m’a obligé – pour mieux dire a créé l’occasion – de me plonger dans un passé professionnel pas si lointain. Obligé donc à relire, adapter, corriger, mieux illustrer, depuis un peu plus d’une année, les étapes d’une errance voulue, où les mises en scène officielles méritaient des échappées plus littéraires.
La bousculade des temps qui structure ce film de 2018 est involontairement, parfaitement cohérente avec l’ambiance mondiale actuelle, tout en nous transportant comme des voyeurs rassurés, au début d’un conflit mondial inéluctable.
Où et quand ?
Nous ne pouvons pas échapper à la ruse du temps !
Mais, nous tentons cependant d’échapper à une menace sournoise dont nous ne devrions pas nous étonner. Elle était là, prête à franchir les espaces que nous lui avions aménagés par ignorance et bêtise : des génocides sans contrôles, des villes polluées, des terrains massacrés et des forêts dévastées.
Comme l’espace laissés aux populismes dans les années trente.
Comme tous ces renoncements à réagir immédiatement que mes parents ont contemplés au moment où ils avaient décidé de vivre ensemble, malgré les Camelots du Roi et les Accords de Munich, mais grâce au Front Populaire et aux premiers congés payés qui leur ouvraient un espoir bientôt vain.
Trois ans après leur mariage, une année avant une séparation injuste de cinq années.

Injuste, comme des millions de séparations, entre hommes et femmes qui, peu de temps avant le grand drame, se tenaient encore la main. Tant d’entre eux n’ont jamais pu réunir leurs mains, disparues dans le brouillard !
Et pour combien de temps encore, une pandémie qui sépare les générations ? Des mains à nouveau séparées, depuis bientôt une année !
Et pour combien de temps encore va-t-on avoir le courage de filmer le nazisme, et l’espoir de la fuite vers un autre continent ?

Echapper ! L’angoisse qui nous étreint à chaque décès.
Quand les fictions rejoignent les réalités.
L’habileté de cette fiction-là, issue d’un roman d’Anna Seghers, est de catapulter les images contemporaines d’une ville merveilleuse !
De l’investir avec des héros d’une époque où les calculs politiques laissent heureusement par moment la place à des interstices de bonheur, à des rencontres improbables et ouvre la possibilité d’endosser un rôle salvateur. Le rôle d’un mort célèbre, devenu passeport pour la vie, sinon la survie, tant la précarité s’installe comme un manteau qui recouvre toute chose.
Où est-on finalement ? Dans l’antichambre de la mort ? Surveillée par des gardiens en uniformes rassurants qui n’appartiennent peut-être pas au drapeau qu’ils semblent arborer ? Ou dans l’enceinte de la mort elle-même ?
La beauté de ce film est bien de nous laisser respirer, tout en maintenant de manière permanente l’inquiétude et l pression sur nos corps.


Il s’offre de plus pour moi comme un palimpseste où je peux gratter pour recouvrir certaines pages de la photographie de mon grand-père devant un pont transbordeur disparu. Où je sais inscrire les mots de mon père, prêt à s’embarquer pour son voyage de noces et s’étonnant des macs porteurs de Borsalinos, surveillant les filles sur le port. Où je me revois débarquant de Paris dans la fumée accumulée d’un train de nuit, offrant des premières vacances à un couple protecteur, trop longtemps séparé et qui me regarde d’un œil plein d’espoirs. Où j’ai la chance unique de rencontrer Agnès Varda, en train de faire crier des jeunes gens devant un théâtre dont le nom témoigne d’un usage maritime ancien. Où je reviendrai à plusieurs reprises à l’abri d’un consulat italien accueillant.
Un film, ce n’est pas seulement un point de vue tenu par le travelling de la caméra, comme le demandait Godard. Un film est aussi le lieu de projection de nos mémoires, quand les acteurs franchissent l’écran de Woody Allen et nous invitent à y retourner avec eux pour une cérémonie des aveux.
Sommes-vous plongés dans les prémices d’une nouvelle débâcle où l’ennemi ne porte plus de costume militaire, puisque nous sommes tous les porteurs potentiels de la destruction ou de l’asservissement ?
Sorti en 2018, ce film rétrospectif est pourtant prémonitoire.
Mais avec quelle vitesse !
Avec quelle proximité de la dernière catastrophe ?

Illustrations : J’ai volontairement mélangé des photographies extraites du film et des clichés personnels pris à Marseille entre 2007 et 2014.