Soulages première : Pierre et Christian

Les rendez-vous avec Pierre Soulages ont été finalement nombreux. Qu’il ait atteint sa centième année ne m’étonne donc pas outre mesure. Il est éternel et sa période d’éternité a commencé depuis bien longtemps. Autant que je m’en souvienne, je l’ai toujours connu ainsi.

Je l’ai croisé au Centre Pompidou à plusieurs reprises, ébloui une dernière fois par l’exposition de 2009.

J’ai eu le privilège de dîner avec lui, son épouse Colette et le Directeur du Mobilier National Jean Coural lors de l’inauguration de l’exposition de son amie Pierrette Bloch à la Galerie Nationale de la Tapisserie de Beauvais en 1982.

Vision d’éternité, à chaque fois.

Pierre Soulages est plus qu’un peintre. Il est sans doute LE Peintre. Il est aussi LE Tableau. Il arrive pourtant encore à se dédoubler pour habiter, l’espace d’un instant, sa forme humaine. Ombre furtive et accueillante que Christian Bobin vient rencontrer à Sète, une froide soirée de Noël, en attendant devant la grille, dans la compagnie récente des esprits apaisés du cimetière marin, que l’Eternel apparaisse de nouveau.

« Bach est plus que musicien. Soulages est plus que peintre. Rimbaud n’est poète que secondairement, comme les cendres qui retombent en papillons du volcan de ses poèmes. »

J’étais déjà en cendres avant même de commencer à écrire.

Sa voix fait partie des cadeaux qu’il m’a faits. Sans le savoir. Mais que sait-il vraiment de la séduction diabolique qu’il transmet, en parlant sans en avoir l’air ou en peignant pour abolir les défenses de ceux qui regarderont, et en abandonnant finalement ses œuvres sur les cimaises d’un musée ?

Il ne sait rien dit-il. Mais une conscience souterraine lui souffle que le piège s’est refermé sur nous, sans aucune pitié.

La peau de la peinture nous enveloppe à jamais.

« La luisance humide d’une peau retournée. Mettez-vous devant un outrenoir : vous n’aurez jamais été regardé de votre vie » écrit Christian Bobin, mon guide, pour tenter de m’éloigner du regard de Méduse.

Mais le peut-il vraiment, lui qui est sans doute revenu de Sète en s’extirpant de son propre corps avec une grande difficulté ? Il sait bien que son âme s’est plongée dans le goudron et que ses pas se sont imprimés dans les pierres du chemin, comme des tracés sur les murs de Lascaux.

Ils peuvent attendre pensant des millénaires d’autres découvreurs !

Christian Bobin a accepté de m’emmener là-bas dont il est revenu en y laissant plus encore qu’il ne le dit ou le laisse entendre. Je l’ai senti, en dépliant la première page : une griffe aigüe à même la peau. Une autre main aux griffes rentrées, plus caressante, posée sur ma poitrine.

Premières lignes :

« Je me moque de la peinture. Je me moque de la musique. Je me moque de la poésie. Je me moque de tout ce qui appartient à un genre et lentement s’étiole dans cette appartenance. »

Il l’écrit pour que je me sauve, tout en restant dans l’étouffement jusqu’à la dernière ligne du livre. « Ne fuit pas, mais sauve toi » semble-t-il me dire entre les lignes qui fleurent tellement son propre souffle. Et je dois assumer seul ces contradictions !

Son souffle m’a aidé à balayer la poussière qui obscurcissait encore la surface des œuvres qui se trouvaient situées face contre le mur.

J’ai eu la force de les retourner.

Et là, seulement là, Christian Bobin s’est éloigné en silence en me laissant dominer la peur.

J’étais prêt à affronter Méduse !

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