Le temps compté (1)

Il n’y a pas de doute que le fait de disposer d’un ordinateur de petite taille pour le voyage – ce qui est mon cas depuis ce matin – et de disposer par ailleurs d’une autonomie de batterie la plus importante possible, apporte une sorte d’exaltation momentanée. Elle n’est récompensée que par le délice des mots capturés dans l’espace traversé. Le plaisir est très vite compensé par le sentiment, lui désagréable, de ne plus se sentir le droit de couler dans la détente d’une vacuité rêveuse lorsque l’on sait que l’on doit finir un rapport ou un article, ce qui était malheureusement mon cas aujourd’hui.

Le train qui me mène vers le soleil me procure un espace pourtant inespéré. La traversée des paysages de bataille, puis des vignobles, puis la descente vers la mer, pour aboutir dans le soleil tombant à Marseille, me donne raison de me laisser aller à la lenteur. C’est sans doute un paradoxe, mais le train à grande vitesse est en effet plus lent que l’avion et il continue à nourrir l’imaginaire du paysage. Mieux que l’avion, c’est certain. On est pourtant loin des trains à vapeur de mon enfance. L’imaginaire y était encore plus aigu en se nourrissant des arrêts répétés et des annonces de chefs de gare. Et mon grand-père avait l’habitude d’aller le saluer. Il faut dire qu’en bon cheminot, il participait dans une espèce de bonne humeur, à une communauté statique. Communauté statique, certes, dont chaque membre était attaché à un lieu-dit, mais qui profitait des nouvelles circulantes grâce à tous ceux : contrôleurs, cuistots des magnifiques wagons-restaurants, personnels des bureaux que l’on envoyait en contrôle sur le terrain qui colportaient l’air d’ailleurs.

Enfin, cet ordinateur, tout de candeur et d’innocence, ne m’empêche pas pour autant de plonger régulièrement dans un livre qui permet de tout oublier, mais en tout cas, au-delà de la laisse que l’on s’impose volontairement, en plus du téléphone qui trace et traque et de l’i-pad qui murmure, cela donne aussi la possibilité d’une écriture créative, quand on en ressent le besoin, sans avoir à trouver un carnet, à écrire vite et surtout à risquer de ne plus pouvoir relire une écriture trop tremblante ou trop incertaine. J’ai totalement basculé. Je ne sais plus écrire à la main…

Je viens de transporter d’Echternach à Strasbourg une masse de carnets de notes, carnets de route, bloc-notes, cahiers Clairefontaine, souvenirs de congrès, de présidences européennes, de capitales européennes de la culture, couverts de signes bizarres qui tiennent du cryptage subtil et de la désagrégation sanglante, pour ne pas dire de la déroute totale. Ce sont des notes en effet, mais qui aura le courage, sinon l’intérêt de rechercher si je m’ennuyais ou si j’étais admiratif. Là aussi, je me suis mis à prendre des notes immédiates dans l’espace immatériel. Mais j’ai finalement tant aimé le temps su stylo, que je me suis encombré de ce poids, très matériel, des carnets à spirale de la Ville d’Oviedo, de ceux du Parc des Sciences de Grenade, quand avait lieu l’exposition sur les animaux vénéneux, des prestigieux bloc notes de Philippe Stark de la présidence française du Conseil de l’Union Européenne et de tant d’autres encore.

Je sais bien pourtant qu’il n’y a là rien de fondamental ; aucun scénario génial, pas la moindre trace du plan d’un roman inoubliable, mais toute fois, ici et là, un aveu d’amour qui aurait pu permettre à sa destinataire de savoir que je pensais à elle en plein milieu d’un colloque ennuyeux. Mais au fond ce serait triste de laisse penser à un amour qu’il redevient précieux uniquement si l’ennui est au coin du pupitre.

C’est une expérience, en tout cas. Un aide-mémoire quand la mémoire tend à se restreindre, shuntée par quelque neurone déficient. Marseille était le début d’une route qui m’a précipité jusqu’au début juin, en mangeant les souvenirs antérieurs.

Je vais donc écrire pendant quelques jours entre futur antérieur et passé composé…

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