Dimanche 20 janvier 2008, Bucarest, comment visiter une ville avant de repartir (II)

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Pourquoi est-ce que je prends ce temps pour abandonner Bucarest ? Certainement parce que j’y habite et que quitter la ville équivaut simplement à un départ en mission.  Les missions sont parfois longues, malheureusement. Je suis expatrié au Luxembourg où je travaille et en même temps orphelin de Bucarest, de Strasbourg et de Paris. Les deux dernières villes n’étant pas sans rapport avec la première.

Au fond, après Paris, la ville de naissance, Strasbourg et Bucarest ont connu deux formes de renaissance. Je dois bien avouer leurs pouvoirs sur moi. 

Dimanche matin. Je me suis interrompu en route. Comme dans une allée de jardin quand on sait qu’une plante va apparaître là, parce que chaque année c’est là qu’elle est apparue. 

Il y a une litanie d’adresses que je saurais manquer : les librairies Humanitas, la librairie Noi, les librairies Cărtureşti ; chacune avec son caractère, ses espaces de lecture, Humanitas, plus austère, pionnière de la reconquête d’une édition proprement roumaine et de la traduction en langue roumaine de la littérature la plus contemporaine. Noi, comme un grand bazar où les antiquités voisinent avec les soldes de l’Occident, de l’Orient et les trésors des sciences roumaines et Cărtureşti, né aux abords de la Faculté d’architecture, et installée langoureusement dans la superbe maison d’un des meilleurs architectes de la Roumanie, Serban Sturdza, dont le sens de l’espace est une séduction permanente puisqu’il offre autant de points de vues ouverts que d’intimité restreinte. 

J’ai aimé, il y a bientôt deux ans, prendre le thé dans « sa » maison, assis dans une chaise ou un fauteuil venus des appartements ou des maisons de ses amis écrivains, philosophes, artistes, designers, dont le cuir ou le tissu avaient déjà bien vieilli. 

Mais ce matin, je ne tiens pas au thé, pas plus qu’au café. Je trace pour me souvenir. Je veux me re-souvenir et me post-souvenir, si je puis me risquer sur le terrain des mots difficiles. 

La ville est en noir et blanc. Je l’ai déjà dit, à l’exception de ses galeries couvertes, désertes à cette heure, à l’exception tout autant de l’intérieur douillet de Caru’ Cu Bere, monument historique, comme le dit la pancarte, et restaurant incontournable pour les visiteurs étrangers. A l’exception encore d’une troupe de jeunes héros et héroïnes dont je ne comprends pas bien les costumes faits de lanières de tissus, les masques et les jeux de fouets. Trop tôt pour un carnaval et trop tard pour un défilé de fin de Carême. Ils semblent jouer un rôle. Lequel ? Chasser la neige peut-être qui prend un air un peu pitoyable entre les tranchées des rues de Lipscani. 

Se rendre à pied depuis le petit enclos qui jouxte la magnifique église Stravropoleos, en descendant ensuite vers le « fleuve » et se perdre dans un quartier relique, en cours de consolidation en prévision des prochains tremblements de terre, a pour le coup, la vertu de l’émotion et de la montée d’un flot de souvenirs. 

De Stravropoleos, visité avec des restaurateurs et revisité dans la communion du chant avec les représentants des églises, réunies il y a cinq ou six ans par la Patriarchie roumaine, la Fondation Konrad-Adenauer et le Cardinal Poupard, je garde toujours un sentiment intime, d’un lieu approprié. 

De Lipscani, je sais la découverte d’une autre ville, d’une vraie ville, d’un témoignage écartelé, dans l’horizon de ce bâtiment tout autant touristique, mais incroyablement gourmand d’émotions qu’est l’auberge Hanul lui Manuc.  

Je lis partout et sur les grandes pancartes apposées d’une collaboration entre la ville de Bucarest et la ville de Bassano del Grappa en Italie, que le quartier bientôt piétonnier, va cesser d’être pris pour décor de film et va  constituer l’endroit « le plus branché » de Bucarest, avec des airs de Montmartre ou de Notting Hill. Les dessins du projet en témoignent déjà. J’attendrai donc que la neige soit balayée, les rues recouvertes de pavés, les magasins et les maisons étayées, les arrières cours gitanes décorées de fleurs, pour en mesurer l’augure. L’été prochain peut-être quand je serai rentré de voyage ? 

Mais il tremble toujours pour moi des chorégraphies de Dan Puric.

L’hôtel Rembrandt, ou du moins le portrait du peintre présent dans la vitrine, me jette un air narquois avant que je ne rejoigne les abords de l’Université et que je renaisse au monde normalisé des Mac Donalds et des magasins revêtus de soldes. 

Je ne me sens pas original. Je n’en n’ai pas besoin. Ce parcours est partagé par beaucoup. Et je le souhaire, par plus nombreux encore. Mon originalité est inscrite dans ce que je ne peux avouer. Dans chaque ville, il y a un secret qui en fait la plus belle, la plus chère. 

Que j’aime cette ville ! Que je suis heureux d’avoir choisi d’y vivre ! Même si c’est encore pour quelques heures. Surtout si c’est pour y inscrire un port d’attache avant de rejoindre là où je vis en parallèle. 

Alexandru Paleologu raconte dans « un certain Noïca » comment Cioran, par le jeu d’une censure privée, supprima un passage important de la « Lettre à un ami lointain ». Il y parlait, avant d’éraser les phrases adressées à Noïca, du soulèvement hongrois de 1956 en termes violents, mais tellement clairvoyants : « Je ne vous parlerai pas de la réaction des Occidentaux : ils nous méprisent et le mépris est le seul effort dont ils soient encore capables. S’ils ont daigné admirer nos voisins, c’est que cela ne les engageait à rien, sinon à quelques applaudissements sans lendemain et à un examen de conscience aussi sommaire qu’inutile. Puis vint l’oubli, atout de leur politique, clef de leur prospérité. » 

Devons-nous vraiment nous contraindre à ne pas dire et forcer nos amis à oublier ? Quels termes devons-nous employer pour la vérité du déploiement du temps ? 

Il me reste, je crois, le temps d’écrire un chapitre, dans le respect, sinon un livre, au-delà de ces quelques journées de janvier qui vibrent de la chaleur de ma patrie d’adoption.

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