Jeudi 10 janvier 2008 : dernières lectures roumaines

 

9 2003 Mvc-002s

La moisson est décidément bonne. Il y a longtemps que je cherchais le recueil de textes et le DVD édités à l’occasion de l’opération « Les Belles Etrangères » consacrée à douze écrivains roumains en 2005. Trop pris, je n’ai aperçu, cette année-là, ces tournées d’écrivains de novembre, que de loin. Vais-je encore remercier les libraires de Strasbourg comme la librairie Kléber et le soin qu’ils portent à permettre aux lecteurs de disposer d’un fonds ? C’est là que je l’ai trouvé.

J’ouvre l’avant-propos et dès le second paragraphe je trouve une citation qui nourrit à bon escient mon inquiétude, à la veille du départ. Laure Hinckel cite une remarque d’Ana Blandiana dans l’entretien filmé qui figure sur le DVD : « La liberté de parole a diminué l’importance de la parole ». 

Pourquoi suis-je autant inquiet par ce que je vais retrouver ? Beaucoup plus qu’à l’habitude ? Sans doute en raison de l’accumulation de la création cinématographique et de son succès, qui fait retour d’un pays sur la scène internationale et donne raison à mon rapport profond à ce pays, tandis que, parallèlement, l’accès à la littérature roumaine m’est compté et constitue un obstacle à l’approfondissement ! Mais surtout parce que je suis tout à fait conscient d’une accélération de l’histoire, une accélération qui joue au détriment des valeurs que je respecte, une accélération qui me dépasse. 

Dans la même introduction, Laure Hinckel cite une autre personnalité marquante qui a joué un rôle considérable pour que la littérature roumaine soit éditée, mais aussi pour que la littérature étrangère soit de nouveau traduite et lue en Roumanie.

Gabriel Liiceanu s’interroge :

« Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment avons-nous totalement perdu la superstition de la culture ? Telle est la question qui nous taraude, nous qui avons vécu, des décennies durant, dans le culte de l’Idée, exaltant l’évasion à la verticale, au nom de l’héritage reçu d’Eliade, celle de la primauté de l’esprit sur l’histoire, qui nous a aidés à passer par les souterrains du communisme » (La Porte interdite – 2002). 

Sans doute, dit-il parfaitement ce que je ressens aujourd’hui. J’ai vécu pour une part, modestement, ces transformations. Mais un peu comme un adolescent qui découvre la vie, je suis passé trop vite.  

Pourtant, j’ai bien touché du doigt la « nouveauté » d’un pays dont les habitants regardaient les murs qui les avaient enfermés en prenant conscience qu’il existait de nouveau des portes.  J’ai ressenti, ne serait-ce que pour moi-même, avec les amis proches, le jeu des fermetures et des ouvertures et j’ai pris conscience de toutes ces petites passerelles, encore fragiles, qui se remettaient en place.  

Passerelle qui se voudrait ultime, celle de l’entrée dans l’Union Européenne qui réintègre la Roumanie dans un espace économique et juridique commun, après qu’il fut revenu dans celui de la démocratie et du droit, c’est-à-dire dans un pays où on peut avoir soudain accès à la connaissance de ce qui a été dit sur soi par l’autre et à ce qui dormait dans les armoires du secret… 

Mais je ressens bien que du sable a coulé de mes mains. Du sable et de l’or que je n’ai pas su retenir. A chaque visite le temps m’a vaincu et je suis passé de la découverte – non de l’horreur, mais des stigmates de l’horreur, à celle de l’espoir. Puis de l’espoir à la déception vis à vis du politique et de cette déception à la mise en place d’une normalité mondiale qui inverse la position de celui qui a su résister pour sa vie et ses convictions et qui le marginalise à nouveau, pour des raisons opposées à celles de son premier exil.  

Ana Blandiana « constate ainsi que dans son travail de poète, elle a « lutté, pour redevenir une personne qui regarde, pas une personne regardée ». 

Qui compte en effet aujourd’hui dans une société où le regard est mortel ? Qui prend le temps de regarder ? 

Par exemple, je suis bien conscient que les Roumains de Bucarest avaient besoin d’une voiture, même maladive, même bricolée, pour aller respirer l’air des lacs, ou se rendre au bord de la Mer Noire. J’ai vu combien les bords de cette Mer accueillaient encore au milieu des années quatre-vingt-dix un certain esprit de dissidence, de rencontre intellectuelle, dans une ambiance de plénitude.  Mais je retrouve un peu plus chaque fois les rues de la capitale, emplies de voitures coincées, tandis que les quatre-quatre font pression pour traverser le rideau de pollution qui s’accumule. Il ne s’agit plus seulement de circuler, de changer d’horizon, de se retrouver entre frères, mais de montrer ostensiblement aux autres, le symbole d’une réussite. 

Qui pourrait refuser ce droit ? Qui peut arriver à expliquer à ceux qui ont manqué de tout qu’ils n’ont pas droit au gaspillage, que c’est trop tard, que la responsabilité planétaire ne le permet plus ? 

Et pourtant, comment dire la faillite d’un mode de vie qui existait de l’autre côté du mur, sa superficialité, son arrogance, quand il a constitué le modèle tant espéré, voire tout bêtement le symbole de l’espoir et de la liberté ? 

Je ne peux pas non plus mettre de côté que depuis 1995, date de ma première entrée dans ce pays, j’ai moi-même changé. Mon ignorance, mon étonnement perpétuel, se sont certes nourri de tout ce qu’on m’a donné et montré. J’ai consommé ce pays parfois trop vite, avec trop d’impatience, mais il m’a enrichi au-delà de ce que j’imaginais. J’ai eu la chance d’amis merveilleux. Leurs regards, leurs mots, leurs créations, leur implication m’a donné quelques clefs d’un pays qui peut être regardé et considéré, non par l’effet de la nouveauté ou de la mode, mais par celui de la profondeur.  

La Roumanie n’est-elle pas au fond l’un des pays grâce à la culture et à l’histoire duquel les Français peuvent en effet enrichir leur propre culture et leur propre histoire, dans une grande connivence ?  

Histoire commune parfois, certes. Mais c’est encore autre chose et plus fort : comme deux parcours qui doivent se répondre, même s’ils passent de part et d’autre de la même montagne. 

Une enfance commune ? Une langue enfantine commune ? Le sentiment de faire partie d’une parentèle ? 

L’un après l’autre, les écrivains roumains, parce qu’ils ont certes appris à regarder avec leurs propres yeux et à nous intégrer dans leur imaginaire, me rassurent sur la part de moi-même qui s’est fondue à ce pays. Et en même temps ils m’offrent les métaphores dont j’ai besoin pour plonger de nouveau. 

Alors que je commence à rechercher quelques pistes pour répondre à une question qui me sera posée dans quelques semaines sur la notion d’hospitalité, je retrouve l’écriture de Gabriela Adameşteanu qui m’offre une sorte de poème en prose sur le retour du fugitif (extrait du roman Intâlnirea de 2003).  

Ce fugitif qui revient après trop longtemps, comme le joueur de violon de Charles Ferdinand Ramuz, dont le diable a volé l’essentiel : le temps. 

« …qui donc t’envoya étranger sur ce chemin de brume et d’ombre 

tu connais trop bien ce vers pour ne pas te rendre compte que tu t’es trompé 

… 

tu es resté seul dans la salle de classe tu ne pourras pas t’en aller tant que tu ne te seras pas rappelé le vers bien qu’on t’attende à la maison la table dressée 

te reconnaîtront-ils ou ne te reconnaîtront-ils pas après tant d’années d’errance sur les mers dans les tempêtes et la brume 

        voilà le clocher dans la vallée quand tu arriveras devant l’église il ne te restera plus qu’à traverser et tu seras chez toi

        quelle mine ils feront quels cris de joie ils pousseront en te voyant ils te reconnaîtront ils ne reconnaîtront pas après toutes ces années où tu as erré seul dans l’ombre et la brume 

              tant d’années sont passées depuis que tu es parti hier soir ils t’accompagnaient à la gare

              tu essayes de distinguer quelque chose entre les vieilles planches de la palissade tu te dresses sur la pointe des pieds mais elle est trop haute et te voilà les doigts verts

              peinture fraîche c’est toi même qui a repeint la palissade hier avant d’aller à la gare la maison est de brique rouge on n’a pas eu le temps de la finir parce que la banque a fait faillite on les a toutes nationalisées

                la banque a coupé le crédit parce que tu as abandonné ton domicile

                à présent devant la porte sous le cyprès tu t’interroges

                tirer

                ne pas tirer la targette

                voir ce repas sur des tréteaux dans la cour ce riche repas de noce de baptême de funérailles 

                je luis dis qu’après bien des maux, et tous ses compagnons morts au bout de vingt ans il retournerait chez lui où nul ne le reconnaîtrait et cela s’accomplit aujourd’hui. »

Nous sommes tous, un moment, parfois long, trop long, dans la brume et l’ombre. 

Photographies : Musée du Village, Bucarest. Clichés MTP.

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