
Dans cette préparation au voyage j’ai du m’interrompre quelques jours afin de mesurer un peu ce qui, en dehors du monde sur lequel je m’étais replié, avait évolué. Dans le cours de ce que je peux nommer des vacances, je vois revenir dans ma boîte mail, chargée de plusieurs centaines de messages tous les jours, tous ceux qui ont pu partir avant moi en vacances et pensent que je suis déjà de retour, reposé et prêt à reprendre un combat quotidien flamboyant.
Heureusement je sais que dès dimanche je gagnerai quelques jours de repos supplémentaires dans un environnement où je sais retrouver – paradoxe ? – des racines.
Mais avant de traiter les demandes les plus pressantes, je ne peux ignorer que mon pays d’origine vit lui aussi la fin d’un cycle de repos où ses ministres se sont fait discrets et sont restés aux ordres, derrière un président égyptien et bronzé. Chaque jour apporte son épisode au feuilleton et si je m’en veux chaque fois que je me retourne à l’écho – un peu moqueur ici au Luxembourg il faut le dire – des aventures du petit Nicolas, je ne peux pas laisser passer la déclaration du jour sans réagir.
Rétrospectivement – puisque j’écris ce texte avec presque un mois et demi d’écart et que je connais une partie de la suite de l’histoire – je me sens d’autant plus frustré que le scénario que j’avais bâti a certes été démenti par Le Monde, mais qu’au fond, la réalité dépasse encore la fiction que j’avais imaginée.
De quoi s’agit-il ?
Tout d’abord d’une grande ambition, même si la voix qui la lit est très énervante, moins par son assurance que par son arrogance : « La politique de civilisation, c’est la politique de la vie, Edgar Morin a dit que c’était une politique de l’homme »
Bigre !
« La politique de civilisation, c’est la politique qui est nécessaire quand il faut reconstruire des repères, des normes, des règles, des critères. Ce n’est pas la première fois que cette nécessité s’impose dans notre pays. La nécessité de reconstruire des règles, des repères, des normes, s’est imposée dans notre pays à chaque fois qu’un grand choc politique, économique, technologique, scientifique, est venu ébranler les certitudes intellectuelles, morales, les institutions, les modes de vie, et Dieu sait que des certitudes, il y en avait. Ce fut le cas avec la Renaissance, où tout à coup, dans un pays miné, les gens se sont dit, c’est possible. Ce fut le cas à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle avec les Lumières, ce fut le cas avec la révolution industrielle à la fin du XIXe et au début du XXe, ce fut encore le cas dans l’immédiat après-guerre, après la grande crise de civilisation des années 30 et 40. La déclaration des Droits de l’Homme, qu’est-ce que c’est, si ce n’est le fruit d’une politique de civilisation ? L’école de Ferry, c’est une politique de civilisation. La laïcité, ce fut le fruit d’une politique de civilisation. La Sécurité sociale, le droit du travail, le service public, ce furent les fruits d’une politique de civilisation. »
Je n’applaudis pas encore, mais c’est tout comme ! Voilà un parcours exemplaire de la civilisation atteignant le progrès social par étapes…un progrès que rien ne doit remettre en question, ni ternir.
Je continue à écouter – et à lire parce qu’il faut vérifier les sources – et je vais d’étonnement en étonnement. Un Malraux, un Badinter, un Tocqueville…un Edgard Morin peut-être, et pourquoi pas un Pierre Bourdieu inspirent donc le Président : « Il me semble que le moment est venu d’ajouter aux droits fondamentaux qui forment le socle de notre République les nouveaux droits que notre époque appelle. Après la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789, après le préambule de 1946 sur les droits sociaux, auxquels il ne faut pas toucher, parce que ce sont des grands textes universels, je souhaite que le préambule de notre constitution soit complété pour garantir l’égalité de l’homme et de la femme, pour assurer le respect de la diversité, et ses moyens, pour rendre possibles de véritables politiques d’intégration, pour répondre au défi de la bioéthique. »
Surprise encore ? Le Président en grand architecte…cela va plaire à mes amis Roumains. Ou du moins leur rappeler des souvenirs !
« L’urbanisme et l’architecture sont des leviers profonds d’une politique de civilisation. On n’en parle jamais. Reprenez les débats des trente dernières années politiques en France, jamais il n’est question d’architecture dans la politique, ou l’urbanisme. Je vais m’impliquer personnellement dans ce chantier. »
Il s’agit ensuite, entre autres, de « moraliser le capitalisme », de « revaloriser le travail », de « rénover l’école »…de, de, de… :
« Mais je propose que nous accomplissions en 2008 une véritable révolution culturelle dans le service public de la télévision. Le service public existe parce qu’il a une mission particulière. Si les chaînes publiques fonctionnent selon les mêmes critères, selon les mêmes exigences, selon la même logique que les chaînes privées, alors on ne voit pas très bien – d’ailleurs, on ne voit vraiment pas très bien – pourquoi il y aurait un service public. Pardon, c’est très original ce que je dis, mais je le pense. Le service public, son exigence, son critère, c’est la qualité. Sa vocation, c’est d’offrir au plus grand nombre un accès à la culture, c’est de favoriser la création française. Je ne veux pas dire que la télévision publique doit être élitiste ou ennuyeuse, il y a quand même un gap, mais seulement qu’elle ne peut pas fonctionner selon des critères purement mercantiles. Je souhaite donc que le cahier des charges de la télévision publique soit revu profondément, et que l’on réfléchisse à la suppression totale de la publicité sur les chaînes publiques, qui pourraient être financées par une taxe sur les recettes publicitaires accrues des chaînes privées, et par une taxe infinitésimale sur le chiffre d’affaires de nouveaux moyens de communication, comme l’accès à l’Internet où la téléphonie mobile. Voilà une révolution qui, en changeant le modèle économique de la télévision publique, changera du tout au tout la donne de la politique culturelle dans la société de communication qui est la nôtre. »
Stupeur et tremblement ! D’abord parce que aucun des intéressés n’étaient au courant, de la ministre compétente aux directeurs compétents des chaînes en question, avant que la parole fut prononcéé.
Stupeur quand il s’agit de tirer les conséquences d’une telle prévision : les coûts, les mécanismes, l’épuisement prévisible des budgets, la disparition à terme de ce qui ne se financerait que par le succès des autres ou par les retombées des nouveaux moyens d’appropriation et de circulation autonome des connaissances.
J’ai alors pensé que en Egypte, ou avant l’Egypte, en compagnie des détenteurs des capitaux de la presse et de l’audiovisuel privé, une réunion de concertation avait eu lieu. Et que le conseil d’amis proches du Président avait été : « Prétends libérer pour mieux étouffer ». « Vas à contre courant pour mieux étonner, ensuite nous nous partagerons les dépouilles puisque la liberté ne pourra pas être maintenue sans la diversification des ressources». « Et puis tu vas voir, dès ton annonce, nos actions vont monter. Dans cette période de déprime, une spéculation à la hausse, puis à la baisse, compensera les pertes à venir…tu peux même en profiter, on trouvera un de nos amis pour te représenter. » Est-ce possible ? Non sûrement ! Est-ce plausible ? J’ai peur que d’autres scénarios plus noirs encore soient toujours possible autour des pouvoirs, quels qu’ils soient ! »
Je fais un pari malheureux.
Si, après avoir vanté une politique de civilisation qui par étape a libéré l’homme et une politique de tempérance qui limiterait les effets pervers du capitalisme, la réalité de la politique présidentielle était celle d’un calcul à court terme qui vise à jouer avec un concept fort : l’accès démocratique à la culture, pour mieux assécher les sources auxquelles la culture se nourrit pour rester en vie, alors je ne serais plus seulement choqué par les apparences malheureuses d’un pouvoir qui dérive dans l’espace du spectacle, mais je me sentirai en état de rébellion légitime.
Pas pour moi. J’ai bénéficié de cette exception culturelle forte de la France des années soixante au début du XXIe siècle où l’accès à la culture était assuré pour tous ceux qui le souhaitaient par des journalistes, des producteurs, des hommes de création exceptionnels qui ont fait que je chante Brassens ou Brel par cœur, que je récite Desnos ou Prévert de mémoire, que dans ma tête se dessinent en permanence les images musicales de Mozart, de Malher, de Berlioz, guidées par les commentaires de grands critiques ou de grands analystes, que je prend parfois le temps de réécouter des interviews de Marguerite Yourcenar ou de Michel Serres dont j’apprécie les livres, même à les relire, posés près de mon chevet.
Une boîte à image et à sons, merveilleuse, multiple, où j’ai puisé mes richesses avant de trouver l’espace où voyager et devenir moi-même acteur.
En réponse et en hommage à tous ceux qui m’avaient donné le goût de l’être.
Une boîte dont mes enfants ont bénéficié et dont ils ont encore besoin pour eux-mêmes et pour leurs propres enfants. Ce qui fait que l’effet de civilisation, ce n’est pas un progrès supposé, mais une conquête quotidienne pour laquelle il nous faut les armes de l’étonnement.
Etait-ce croire à un trop grand pouvoir de nuisance ? Etait-ce prêter au Président trop de machiavélisme, trop d’amitiés malsaines ? Ou trop de cynisme ? Ce n’est pas le fait qui me choque, mais ce grand doute qui s’est installé devant ce discours que je peux croire.
Et pourtant, je rêvais.
Le Monde a donné quelques clés, à ne pas croire non plus. Inspirée par Alain Minc et Jean-Michel Gaillard cette annonce ? Deux personnalités si différentes dont je n’au croisé de prés que le second, brillant intellectuel qui a disparu en 2005 ? Une décision de dernière minute pour alimenter la controverse, jouer l’effet de rupture. Le fait du Prince et de ses Machiavels aux petits pieds ? Un effet d’annonce, un contre-pied digne de François Miterrand, une invention d’entre-deux portes, un moyen de se distinguer. Seulement cela ?
Le Monde rapporte encore : « Avant de quitter la conférence de presse, Jérôme Clément, le patron de Arte, croise Henri Guaino (le principal rédacteur du discours, on s’en doute dois-je ajouter), l’interroge sur la façon dont l’Etat entend compenser ce manque à gagner. Guaino, tout à son bonheur, balaie d’un geste : « L’argent, on le trouvera ! » Cluzel, qui fait la même objection à Georges-Marc Benamou, s’entend à son tour répondre : « Ce n’est pas grand-chose. C’est 800 millions. C’est facile à trouver. »
La bêtise aussi est facile à trouver ! Mais elle est souvent meurtrière.