
Il a fallu pratiquer une sorte d’adieu pour ne pas être triste. Prendre le soleil, non pas paresseusement, mais sentimentalement, jusqu’au dernier moment. Les îles nous faisaient face, avec le château d’If et sa solennité romanesque en prime. Puis les îles du Frioul, république libre, parc protégé, dont le décor seul compte comme un exil. On peut s’y croire solitaire, à l’abri d’une crique, même si un millier de visiteurs tourne comme autant d’animaux en cage. L’expérience d’une prison pour quelques heures, sans cachot, mais avec un sentiment de revanche, non pas pour s’évader et retourner à la conquête d’une capitale, où assouvir une vengeance, mais pour appliquer la leçon de cette nature bénie : prendre le temps de la lenteur.
J’ai longuement repensé à la visite amicale de vendredi. Il est vrai que depuis que j’ai inauguré ce blog, il ne m’est pas souvent venu le mot ami sous le clavier. Collègues, partenaires, avec qui, fort heureusement, un parcours s’apparente à une construction commune et parfois une aventure. Parfois ennemis, mis en position de déconstruction, que je dois contourner ou affronter de face. Le plus souvent rencontres dans l’indifférence et dans le moment pressé d’un travail.
Ami, voilà qui est rare.
Après quelques heures, Pierre Daquin a ouvert ses cartons. Il a parcouru son travail récent. Récent pour moi, qui n’avais plus rien regardé depuis presque dix années. Tout est reparti du catalogue de l’exposition d’Angers en 1993 qui faisait le point, de part et d’autre d’une licorne encore présente, vers une peinture « repassée », avec en plein milieu les formes égales pour moitié des motifs coptes.
Lorsque j’ai connu Pierre, il continuait à explorer le langage d’une tapisserie qui avait pris des libertés non pas pour se passer des peintres, mais pour leur donner à mesurer des équivalences, afin que deux supports différents ne se contrarient pas, mais au contraire se rendent hommage. Mais il avait abandonné ce médium là pour lui-même depuis déjà quelques années. Il continuait à bénéficier des recherches de l’action-pli, de la rencontre des non-couleurs dont parle Marie Fréchette dans ce catalogue d’Angers et des nécessités de la matière. Il venait de rentrer – rentrer est le mot juste – dans la structure du papier armé et goudronné, autre forme d’action-pli, d’action-déchirure, de recherche de ce qui colle et décolle.
Je ne voudrais pas faire de mauvais jeu de mot, mais il s’agissait en effet de décoller, dans un monde artistique trop codé ou trop cloisonné, comme on voudra. Il en ressortirait tout de même par la couleur, mais telle qu’elle souligne l’acte, non pas action painting, mais touche qui souligne l’action. Touche de peintre, mais dans l’émancipation de la peinture, telle qu’on la définit classiquement, cette fois encore.
L’histoire du Groupe Tapisserie et de la revue Textile Art avait déjà fait un bond en avant grâce à l’arrivée d’un nouveau pouvoir politique qui avait permis d’ouvrir la Galerie Nationale de la Tapisserie à des fréquentations plus expérimentales et nous avait convaincu d’y participer.
Le papier mur, le papier mural, le papier peint, le tableau dans le papier et le papier comme tableau. Les mots, de Beauvais à Lausanne, avaient pris un sens, plein des contradictions qu’ils contiennent et superposent.
Et puis le temps a continué, dans la vie de l’un et de l’autre. Aujourd’hui est venu pour Pierre le temps de la peinture avouée et d’une autre exposition qui se prépare à Angers pour des espaces plus confidentiels.
Aujourd’hui est revenu pour moi le temps des mots avoués et d’un chantier diffus qui doit conduire du commentaire à l’aveu. J’espère que nos chemins croisés un jour par le fil, nous permettront de croiser dans un temps rapproché le temps de la peinture et le temps des mots.
Contrairement à Pierre, je vole encore à ma fatigue, le temps de dire et d’écrire, car les rendez-vous sont nombreux pour célébrer vingt ans d’une vision européenne unique. Je me le dois.
Mais je suis en train de choisir de ne plus voler le temps, et surtout pas à ceux que j’aime et que je respecte.
Peut-être pour décoller aussi dans le temps qui voudra bien encore m’accueillir.
L’amitié est ainsi. Il y passe toujours un message et une invite. Je vais sans nul doute répondre à l’invitation.