Vendredi 17 août 2007, Marseille, peindre au bord de l’eau

Portraits de Pierre Bonnard

Pendant des années, j’ai reçu des cartons d’invitation du Musée Cantini. Je me souviens d’une exposition sur la couleur bleue, ou sur l’indigo il y a au moins une vingtaine d’années. Je ne connaissais que de loin ce magnifique hôtel particulier de la fin du XVIIe siècle. Dans la lumière aveuglante du jour et dans le léger courant d’air qui nous enveloppe, paradoxal pour un musée, une famille d’employés et de gardiens veillent sur un trésor, comme s’il était devenu un legs familial. 

J’ai enfin visité ce musée qui possède une collection plus que respectable où les Surréalistes côtoient les Abstraits de l’Ecole de Paris et les Américains, sans oublier quelques très grands comme Soulages et Dubuffet. Mais le prétexte était la tenue d’une exposition sur les dessins de Bonnard.  

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Un paradoxe de venir regarder, à portée de la confidence qu’ils nous font, des papiers précieux, sans avoir à faire éclater la couleur des sens qui parcourt de la manière la plus érotique l’œuvre du peintre. On part du Japon et on suit un trajet vital, petites scènes quotidiennes et familiales, recherches pour des couvertures de livres…Jules Renard et Octiave Mirbaud n’étant pas loin, tandis que les futures toiles se construisent dans une sorte de confidence qui pourrait se suffire à elle-même, comme un texte de Mallarmé.  Une confidence paysagère, allant de la Normandie à la Provence, des traits souples et fluides où les paysages sont comme des nus féminins… et inversement. 

Cette exposition, qui ne dure qu’un été, semble se suffire à elle-même. C’est cependant sans compter sur la présence au cœur de l’exposition d’un petit film documentaire de Yann Kassile qui semble au premier abord à contretemps puisqu’il parle de la couleur et la dissèque, mais qui constitue une sorte de sortie par le haut, hors de la confidence, dans la splendeur des recherches des Nabis et des palettes dont Bonnard élaborera étape par étape les rencontres et les vibrations. Des couleurs fondantes qui se précipiteront sur les tentures, les murs et les fenêtres ouvertes de ses tableaux. Et ce documentaire, qui vient se superposer aux paysages traversés les jours précédents en compagnie de Gauguin, Van Gogh ou Dufy, constitue une sorte d’hommage à tous ceux, coloristes passionnés, qui ont concentré un regard historique issu de la Grèce et de Rome, de la Toscane ou de l’Ombrie, sur un petit morceau du monde méditerranéen, entre poudroiement et scintillement, dans le rapport des bleus les plus violents et des violets oublieux, des verts mouvants empruntés à des cyprès rêvés et des pins tourmentés, des blancs toujours mélangés et décomposés, à l’image de villages écrasés et endormis.  

Et la mondialisation déjà en route s’est arrêtée là, émerveillée et captive, lascive et amoureuse, pendant presque un siècle, acceptant le viol de Picasso et Braque et celui des abstraits les plus fous, sans perdre son âme de berceau du monde en miniature, que Matisse renvoie au plus profond de nos émotions primitives. 

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Tant pis pour ceux qui n’ont pas le temps de sortir des tours de Manhattan ou de Tokyo, de la City ou du centre bancaire de Francfort, d’où ils commandent à chaque seconde le monde avec un peu plus de sûreté et d’arrogance !  Comme le village des irréductibles Gaulois, face à la mondialisation romaine ; un ensemble d’icônes accumulées par des peintres, qui se sont relayés sans relâche pour aller contre le mouvement des transatlantiques et des avions naissants, nous atteignent encore aujourd’hui de plein fouet pour nous aider à oublier l’image télévisée et les magazines de rêve et aussi la totalité des rets dans lesquels nous sommes pris. 

Une sorte de vérité de ce que pourrait être le paradis, si jamais dans cet espace d’éternité, on y rêve en couleurs.    

Il y a longtemps déjà, j’ai été totalement fasciné par la manière dont Bonnard, Dufy et aussi Matisse, en un certain sens, avaient su dépasser une frontière pourtant imposée par une histoire de l’art très codifiées : ils ont en effet intégré, sans doute mieux encore que tous les artistes qui ont puisé dans l’art populaire, des villages biélorusses de Chagall aux portraits de vedette du Pop-Art, le passage de la représentation du monde, à celle du décors du monde, de la force brute qui ne se domestique pas et ne se confond pas à l’homme, à la force domestiquée des motifs qui sont à la fois des symboles et des formes de passage, les témoins d’un pacte entre l’homme et ce qui le menace. 

Tentures et nappes, coussins et robes, Marthe, la femme de Bonnard, recoud un tissu issu de la fenêtre ouverte et dont les carreaux Vichy tremblent de la sensualité d’une mer toute proche et d’un vent trop chaud qui soulève les rideaux. Dans les paysages-palettes de Normandie, comme dans le nu jaune dont le dos se courbe en continuité avec la vibration colorée du mur sans qu’un plan domine sur l’autre, dans la salle à manger à la campagne où la table est un ciel et un reflet maritime, dans un auto-portait dont la veste et la toile à laquelle de peintre tourne le dos, ne présentent qu’une même construction et une même structure (textile ?)…Je pourrais bien entendu continuer en sortant chaque toile, une par une. 

Tout en un, parce que depuis que l’homme a commencé à imprimer le papier et le tissu, il a su qu’il emprisonnait ses peurs les plus profondes et les plus sauvages, qu’il faisait semblant de les contrôler.  

Lentement, comme une préparation à ma visite chez Jeanne et Pierre Daquin, un pan du monde qui m’habite et que j’ai laissé dormir dans un lobe du cerveau, se met à grogner, comme un dormeur qui s’étire. Ce n’est certainement pas un hasard. 

Nous sommes ensuite montés à l’assaut de la Bonne Mère qui, elle-même, se réveillait des processions du quinze août. Et en nous arrêtant pour boire un jus de pêche et de raisin frais, dans la petite boutique en plein air qui s’est installée depuis des années sur un boulevard montant, il y avait encore de la couleur de Bonnard dans le sourire de celle qui a décidé de donner toute l’année, un salut de l’été à ses clients.

 

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