
Je ne m’attendais pas vraiment à cette présence. De la rive droite à la rive gauche le « vélib » est partout présent et je m’aperçois que dans une démarche incertaine, les couples, les fratries ou les groupes d’amis qui s’accompagnent le long des avenues parisiennes redécouvrent, incertains, un plaisir enfantin ; celui de circuler en équilibre sur deux roues.
En fait plusieurs générations cohabitent. Celle des habitués qui semblent heureux, en ce dimanche sans voitures, de prendre leur temps sans risques majeurs. Celle des Parisiens qui prennent en compte leur ville, essaient de la posséder vraiment en pédalant contre le vent. Celle de touristes qui ont décidé de pousser leur expérimentation de la nouveauté jusqu’au bout.
En ce dimanche particulier de juillet où les Parisiens reprennent pour la cinquième année vraiment possession des bords de la Seine, comme d’une plage, on pourrait en effet avoir l’illusion que les temps et les rythmes de la ville ont changé. Une autre ville ; une ville de loisirs, une ville où les habitants sont devenus touristes et ne semblent même pas redouter l’envahissement des étrangers. Mais au fait qui sont les touristes de proximité ?

Je visite la ville avec ma fille Marie et ses amis de Coimbra; ils parlent portugais entre eux. Ils le parlent naturellement, entre deux tranches de français et un peu d’anglais, quand ils sont plus près de moi. Il faut avouer que nous nous promenons en compagnie de quatre jeunes Brésiliens qui ont cohabité pendant plusieurs mois et qui découvrent Paris. Ils m’avouent regretter d’être obligé l’année prochaine de passer à l’espagnol et de perdre la subtilité lusophone… Une autre génération vraiment.
Je les admire et je les aime aussi pour cela.
Je leur fais suivre à tous un périple un peu plus secret – à peine plus secret – celui qui m’amène à mes propres souvenirs, souvenirs récents de ce début d’année, et sous le sentiment de retrouver à mon tour le bonheur d’un parcours datant de quelques mois à peine, j’effleure presque sans y toucher les sédiments plus anciens.
Il fait beau. Pas trop chaud. Les vélos ne troublent pas les musiciens de rue et se fraient un chemin entre les queues qui attendent les glaces de Berthillon.
Ils voulaient se photographier devant le Panthéon. Je les amène ensuite vers le Jardin de Luxembourg et de là je leur fais connaître mon héritage de Delacroix, à Saint Sulpice puis place Furstenberg, un héritage que le « Da Vinci Code » a transformé en attraction occulte.
Jacob lutte avec l’Ange devant Héliodore chassé du Temple. Tout est mouvement, mais celui de l’Ange nous apparaît comme une sorte d’accueil. Qu’y a-t-il d’autre à interpréter qu’une merveilleuse composition entre l’inexplicable de la lutte et le calme possible de la vie pastorale, un spectacle, une mise en scène sublime ?
La lumière tombera sur la Seine à la fin de la marche. Les nuages sont bien de Paris ; rapides, successifs, juste menaçants avec de grands lambeaux de soleil.

Le vent de la mer s’infiltre entre les immeubles quand le sel s’est déjà déposé sur les plaines normandes ou picardes. Paris c’est la mer sans le sel, les mouettes sans l’ébouriffement des vagues, les bateaux mouches sans les phares. Paris-Plage se présente comme un substitut, une idée sans doute géniale qui se veut une réponse à cette présence en creux.
Progressivement, les voitures avaient mangé ce sentiment maritime et avaient tué l’âme des marins dont les Parisiens héritent à leur naissance. Est-ce que le vélo, qui semble s’imposer, renversera cet ordre perturbé pour redonner prise à un sentiment d’origine, Vénus sortant de nouveau du coquillage ?

J’ai déjà connu une dizaine de Paris différents. Sans doute étaient-ils les Paris de mon âge, à chaque âge successif. Mais ils ont accompagné les changements sociaux avec lesquels ma génération a, bon gré mal gré, négocié pour vieillir et transmettre.
Cette nouvelle ville qui pointe, j’aimerais bien en goûter un peu plus longuement les promenades, quelques années encore et y prendre par la main un enfant encore petit qui regarderait avec son aïeul les gréements des bassins du Luxembourg.