

Après dîner, cherchant le plaisir d’une courte promenade, je rencontre par hasard mon premier Président, Adrien Meisch, ambassadeur, éternellement ambassadeur, même à la retraite, quittant le parvis de la basilique. Il vient de passer me dit-il un moment à choisir un jeune génie, musicien auquel une banque accordera une bourse royale. Il est venu aussi humer l’atmosphère de l’église St Pierre et Paul où il pratiquera jeudi un dialogue au piano avec un quintette en « Hommage à Benny Goodman ».
Il se réjouit d’avoir inventé une nouvelle idée de centre de recherche ou de fondation, tournée vers l’écologie, cette fois, toujours avec Candice, sa femme et sa compagne, qui a pris la maîtrise du couple depuis la migration vers la Côte d’Azur et Sophia Antipolis.
Il m’invite. Aller l’écouter me plaît bien…cela me fera souvenir du duo qu’il avait inventé en quelques jours avec une pianiste hongroise dans le château de Sissi à Gödöllô. Atmosphère baroque et lumineuse dans cet endroit dont on peut suivre concrètement les étapes de la restauration, depuis que les armées du grand frère russe et les malades internés ont quitté les lieux et imaginer, en parcourant les environs, les longues promenades à cheval de l’Impératrice et son goût pour les paysages et les recherches agricoles. Fermière, elle aussi, mais dans une optique plus moderne et plus expérimentale que celle adoptée par Marie-Antoinette dans son hameau de rêve tragique. Sissi avait des envies d’entreprise, même si la littérature l’a rejetée vers l’opérette.
En fait, le tragique des deux femmes, dont le destin continue de générer des parts d’ombre, persiste à faire mémoire dans l’ancien Empire austro-hongrois.
Adrien revient en arrière et va déguster quelques asperges avec moi, qui ai déjà dîné. Je l’accompagnerai d’un verre de Riesling et de quelques sorbets. Echternach est un décor. Avec cet éternel jeune homme de soixante-dix ans, le décor brille un tout petit peu plus. Entre deux conversations sur des stratégies qui ne se mettront sans doute jamais en place, ou du moins pas toutes…Adrien me surprend toujours et me bluffe souvent. Est-ce que j’aurai son énergie, si jamais j’atteins son âge ?
Entre Washington d’où il est revenu avec une princesse des affaires et des satellites, d’ascendance transylvaine et Moscou où il a étudié avec Aran Khatchatourian et où il prétend être allé chercher le grand violoncelliste Mstislav Rostropovich lors de son exil. Deux fois en poste dans le grand empire sous Brejnev et Ieltsine…ses souvenirs mériteraient eux aussi mémoire. Rostropovich vient de disparaître. Comme quoi il faut prendre le temps de raconter…Mais celui-là, ses disques témoigneront longtemps de ses mains géniales et de ses doigts magiques.
En l’écoutant, cependant, la nostalgie de Lisbonne me revient, à quelques jours de distance.
Je n’ai aucune honte à chercher de remettre en avant tous les clichés, depuis la présence de mes amis les Phéniciens à la fondation de la ville :
L’ascenseur vers le Bairro Alto, le Chiado qui conduit vers la légende de Pessoa, le théâtre et le musée d’art moderne, les places où les touristes se prennent pour des autochtones, le café O Brasileira, où l’écrivain statufié se fond chaque jour parmi les clients.
La ville basse reconstruite de neuf après le tremblement de terre, avec ses larges places et ses longues rues aux pavés luisants, commerciale, animée, traversée de trolleys colorés, consacrée aux gâteaux amandins et aux vins un peu lourds, aux boutiques de morues et de conserves, bien peignée et bourgeoise, débouchant vers le Tage et se retrouvant de chaque côté à la frontière des quartiers populaires. Le plaisir d’un néo-classicisme un peu trop sage et d’un modernisme parfait, parfaitement léché par les restaurateurs, pour des hôtels de luxe et des publicités à la mode.
L’Alfama, montée, après montée, jusqu’au château, avec en étape, la terrasse de l’école de cirque chapitô pour apprécier le punch brésilien et les saucisses grillées, comme la somptuosité d’un port qui s’étale dans la nuit.
L’impression que ces clichés ne sont là en effet, de toute éternité – celle de notre curiosité toujours à la recherche du bonheur de retrouver sa trace – que pour nous donner immédiatement la nostalgie de ne pas rester là plus longtemps.
Se sentir bien et en accord, aussi vite, dans une ville où l’on pourrait vivre, n’est pas si fréquent ! Et en même temps, parce que nous avons trop de références, nous savons qu’il y avait de « l’intranquillité » à y être…Et sans doute aussi une inquiétude sourde, remontée du temps de la dictature, à subir la contrainte de ne pas pouvoir être en empathie avec ceux qui se battent pour leur opinion. « Tristano meurt » de Tabucchi me revient aussi en mémoire, parce l’écrivain toscan qui parle dans ce livre d’un héros tragique et presque involontaire est devenu Portugais d’adoption, dans le Bairro Alto, par amour de Pessoa…et que je me remémore aussi le magnifique « Péreira prétend », chef d’œuvre antifasciste, tout en nuances. L’inquiétude sourde, c’est lui qui me l’a apportée.
« Je suis un intellectuel périodique » dit-il !
Et après tout, pourquoi ne pas penser également à Wim Wenders dont aucun de mes enfants n’avait vu le film « Lisbon story » pour m’en dire plus, et pourtant tous amateurs de cinéma. Entre le regard que ce film jette sur un cinéaste à court d’idées et celui qu’ilporte sur le cinéaste volcan éternel, Manoel de Oliveira…se déroule un film qui devait être terminé. Parce qu’un cinéaste hérite toujours d’un autre cinéaste, comme un écrivain hérite toujours d’une autre écriture.
L’idée de transmission ne m’a pas quittée pendant tous ces jours portugais. Lisbonne, ville d’un appel au secours ? Ou ville du passage de relais. Je ne sais pas. Il y a certainement un besoin de ma part, de partager avec les enfants, par procuration, ou plutôt par anticipation, un peu de l’avenir que je partagerai pas avec eux.
Encore une fois, les moments étaient trop courts. Trop précieux aussi. Il fallait à la fois partager et se regarder partager un moment rare. Rare de ma faute, parce que je ne suis pas assez disponible pour eux.
Trop loin, trop centré. Trop indifférent !
Ici la nuit a été si belle et même si nous sommes revenus tard, fatigués, précieuse et rare.
Et même si nous sommes arrivés trop tard, à l’heure où les bureaux ferment dans les belles rues de Lisbonne du côté du Marquis de Pombal, plus rare encore dans la fin du jour.
Il y avait de l’électricité. De la beauté électrique. Et les yeux de mes enfants brillaient.