
Si je suis venu à Coimbra pendant presque une semaine, sans y avoir d’obligation professionnelle, juste au lendemain de l’aller et retour à Sibiu, c’est d’abord pour la possibilité d’y retrouver deux de mes enfants. Deux générations ensemble, à dix années d’écart, celle de Florent et celle de Marie, avec leurs compagnons. Et déjà tout un monde de différences dans la pratique des langues et des voyages, dans la pratique quotidienne de l’Europe…
Les programmes Erasmus sont devenus aujourd’hui facilement atteignables pour tous ceux qui s’attachent vraiment à vouloir un véritable échange culturel… et le passage du français, à l’anglais, au portugais, au néerlandais, participe d’une seconde nature, même pour des étudiants dont l’avenir n’est pas inscrit dans le voyage, la littérature comparée ou la traduction. Permettre à des jeunes gens de vivre cela, sans contrainte, sans crainte, à vingt ans et ne pas avoir à attendre quarante-cinq ans comme cela a été mon cas, constitue une des plus belles réussites de l’Union Européenne.
A vrai dire, le contraste, presque d’un jour à l’autre, est grand entre la Roumanie des Saxons et la vague étudiante portugaise. Non seulement la langue, plus volubile ici, plus sonore, mais aussi la manière de vivre le corps, de l’avouer, surtout avec la forte composante brésilienne qui étudie au Portugal.
Du monde des églises évangéliques, je passe d’un coup à celui des Jésuites. Inutile de dire que les passions sont différentes. Un autre monde, en effet !
Comme à chaque voyage, quand il ne s’agit pas de la proximité ou des terres électives, je cherche à mesurer l’espace de temps qui me sépare de ma dernière venue. Le Portugal a constitué un bon espace pour l’itinéraire du textile ; plus d’ailleurs pour la période préindustrielle et industrielle qu’artisanale. Encore que la présence du tissu soit majeure dans le costume traditionnel des femmes, et des hommes quand ils sont en fête. Des jupes superposées des fiancées, aux grands châles noirs des veuves, il y a toujours un enveloppement de protection. Même les étudiants ont gardé la cape noire historique. Seule la génération la plus récente a franchi l’aveu des formes, influencée en cela par une mode internationale décontractée, que la musique brésilienne a ici colorée d’une grâce déhanchée toute particulière.

En 1994, nous avons parcouru le centre du pays dans une sorte de colloque itinérant à la recherche de la soie, coupé d’un rapide aller et retour vers Saint Jacques de Compostelle pour ouvrir un itinéraire consacré à l’habitat rural, qui ne s’est jamais vraiment poursuivi. Par la suite, j’ai eu l’occasion d’y revenir pour y entamer une discussion sur d’autres itinéraires possibles. A Porto, entre théâtre et industrie, de nouveau, où je garde le souvenir d’une trop rapide rencontre avec Patrice Chéreau, en compagnie de Isabel Alves Costa, directrice du théâtre Rivoli et du festival de marionnettes, puis avec mon ami José Lopes Cordeiro, sur l’idée d’un musée de l’industrie. Je ne veux pas oublier le jardin moderniste de la Fondation Serralves, devenue depuis musée d’art moderne, où un expert nous a beaucoup apporté sur le travail avec les jeunes.
Je suis enfin revenu à Lisbonne pour mesurer il y a six ans, les possibilités de liaisons entre partenaires des chemins de Saint-Jacques de Compostelle.
Ceci posé, je dois bien avouer un insuccès quasi total. De tous ces efforts, sans compter des initiatives qui ont donné quelques années d’activité, il ne reste plus rien aujourd’hui !
J’ai eu cependant du plaisir ce jeudi à découvrir enfin, après presque vingt ans, un lieu un peu mythique pour les itinéraires du Baroque, l’immense et impressionnante masse du couvent d’Alcobaça où s’est déroulé le premier colloque qu’une collègue portugaise avait organisé sur le thème en 1988. J’ai pris aussi beaucoup de joie à revenir dans les rues du Chiado où se trouvait le Centre National de Culture dirigé par Helena Vaz da Silva. C’est à partir de ce Centre qu’avait été lancé l’idée d’un réseau des Villes des Découvertes, très aidé par la Commission Européenne, mais qui n’a pas résisté à la disparition d’Helena il y a cinq années.
Au fond, je pourrais dire que le Portugal est une table rase pour les itinéraires culturels, faute de volonté structurée et durable, en raison des alternances politiques trop fréquentes, faute d’esprit de suite dans un pays qui lézarde un peu trop au soleil, qui traîne avant l’inéluctable mondialisation et par le concours brouillon d’ambitions personnelles trop centralisées, fauchées par la disparition ou la retraite et qui ont tenté de prendre possession de la diversité des initiatives, quitte à les étouffer.
Reste la raison de ma venue cette semaine, qui est tout de même plus centrale…

Coimbra aura été pour ma fille Marie, un cadre pour le programme Erasmus, mais un cadre un peu contraint, au-delà des premiers choix qu’ont constitué Rome ou Amsterdam. Accepté comme un défi, vécu avec enthousiasme, pris à bras le corps comme un lieu de bonheur.
Coimbra est en effet une ville étudiante. Même, pour mieux dire, ce n’est plus qu’une ville étudiante.
Une carcasse, un squelette dans lequel des habitants se sont incrustés, ont résisté, à l’ombre des ruelles et dans l‘humidité charmante de la ville basse, mais dont la richesse royale de ville fortifiée, à l’université ancienne – plus de 700 ans -, est devenue la richesse actuelle d’une économie centrée sur l’activité étudiante. Un réseau s’est progressivement mis en place : logements installés dans des bâtisses dont plus personne ne pourrait payer l’entretien sans les chambres pour les jeunes, cafés pour la bière, les croquettes de morue et les petits gâteaux, entre deux cours, restaurants et boîtes pour les fêtes, boutiques d’alimentation remplies de légumes et de fruits exotiques, librairies un peu étroites et techniques, énorme marché où les montagnes de navets côtoient les salades fraîches et les poulpes tentateurs…
Une belle endormie, un squelette dont les restes splendides peuvent être encore restaurés, mais qui restera pour jamais le témoin d’un passé colonial splendide et d’un empire puissant, pour reprendre le titre d’un roman de Lobos Antunes « La splendeur du Portugal ».
La première image qui frappe aujourd’hui à Venise, quand on y marche, est celle d’une ville sur roulettes. D’une ville en mouvement perpétuel, glissant le long des rues où se traînent les valises des touristes, les caddies des travailleurs, migrant chaque jour entre Mestre et le centre-ville, et les sacs de course des vieillards résidents. Un mouvement d’un bout à l’autre de la lagune, à l’horizontale.
Ici, le mouvement est perpétuellement ascendant et descendant, comme un ensemble de parcours de Sisyphe. Les populations en mouvement, majoritairement très jeunes, communiquent en permanence, le téléphone portable à l’oreille, dans une recherche perpétuelle des amis ou des copains qui montent ou descendent des marches, quelques rues plus loin, eux aussi.
Si un extraterrestre débarquait dans certaines villes, comme celle-ci ou Venise, il serait en effet certainement surpris de cette agitation qui, au premier abord, ne semble pas avoir de raisons. A Coimbra il s’agit d’une fourmilière, établie dans tous les interstices de cette pyramide fortifiée, couronnée de son université baroque, doublée d’une université à l’architecture fasciste, dont les ouvrières et les ouvriers semblent suivre des tropismes quotidiens, au rythme de la journée, pour étudier, pour manger, pour faire la fête, ou pour dormir…et où un ensemble de vieillards les regardent avec attendrissement.
Mais le squelette, dont on espère que l’état va s’occuper avant qu’il ne tombe réellement en miettes, a de très beaux restes. Il laisse encore apparaître ses habits de fête des temps anciens. Ici et là une tour et un porche passe-muraille, symbole d’une ville altière qui surveillait l’horizon. Une église romane somptueuse du XIIe siècle, une autre gothique au portail baroque, comme rongé par le temps et l’élégance impressionnante de bâtiments universitaires, anciens palais royaux, qui ont signifié l’importance du savoir, glissant dans des couloirs bordés d’azuleiros et des bibliothèques aux envolées picturales.
Je regretterai de n’avoir pas eu le temps pour écouter le fado de Coimbra, ni d’avoir été là pour la fête du Queima das Fitas, rassemblement des étudiants du début mai, dont je n’ai vu que les images. Comme en Angleterre, le costume étudiant reste en effet une réalité enrubannée et colorée, signe de distinction.
Je me souviendrai pourtant des allées nonchalantes du jardin botanique.
Je ne pourrai plus revoir mes enfants sans évoquer l’amour éternel de Pedro et Inês, la reine morte, la reine décapitée dont Montherlant a redoublé la mort en lui conférant l’absolu de la poésie.
C’est ici que le drame s’est joué, dans la communication aquatique des mots d’amour voguant sur un canal. C’est à Alcobaça que son corps de reine éternelle fut célébré de force, dans le règne de son amant et mari, par une cour prisonnière de la malédiction.
Capitale où sept rois sont nés et dont la résidence royale accueille aujourd’hui les étudiants en droit, elle restera la ville où j’ai touché de près le bonheur de mes enfants.
Sur ce terreau enfoui où les fleurs tropicales s’insinuent dans les murs, certaines rencontres devaient être prévues de toute éternité.