
Il faut pouvoir supporter la tension d’une réunion qui doit permettre à différents pays, représentés par des fonctionnaires de la culture, de comprendre dans un minimum de temps ce que représente réellement un travail qui s’est poursuivi pendant parfois plusieurs années pour aboutir à un parcours transfrontalier ou une collaboration européenne.
Je suppose que lors des réunions de ceux qui choisissent de nouveaux sites qui vont s’ajouter sur la Liste du Patrimoine Mondial, il y a des discussions sourdes, au préalable, puis plus directes et plus mouvementées lorsque surgit un obstacle, au dernier moment.
On a vu, peu à peu, les enjeux croître, mûrir et devenir prédominants. Ce sont des enjeux de pouvoir, comme il se doit. Qui aura le dernier mot entre tel pont romain, tel paysage côtier, telle fortification ? Mais ce sont tout autant des enjeux commerciaux. Derrière le choix d’un jury on entend quelques élus se féliciter de l’augmentation du nombre de visiteurs…potentiels.
Les étiquettes, les mentions et les labels semblent devenus indispensables. Ils constituent des repères pour un public inquiet sur la qualité de ses investissements, même quand il s’agit de loisirs. Je ne pensais pas tout à fait avoir raisonné comme cela quand je partais à l’aventure d’un été avec mes parents. Et pourtant quand je regarde de près, les mentions que j’utilisais étaient celles d’un guide bleu déjà annoté par mon grand-père et qui m’indiquait où je devais m’arrêter et pourquoi. Au fond du Parc de Schönbrunn dont le château n’était pas encore Patrimoine de l’Humanité quand j’y suis allé en 1961, une fontaine (Brunnen, fontaines…tout le monde avait compris) située dans un petit pavillon, devait constituer un arrêt obligatoire. Là, disait le guide vous trouverez une vielle femme qui vous fournira un gobelet. Une fois votre soif satisfaite, vous donnerez ensuite à cette dame un pourboire de…Je ne me souviens pas de la somme. Elle était exprimée en Groschen.
Et bien entendu je l’ai fait et j’y ai entraîné mes parents. Je devrais bien retrouver le montant de la somme en question dans le cahier où j’ai dû coller le billet d’entrée dans le château…J’ai toujours été collectionneur.

Alors, au Conseil de l’Europe, nous avons nous aussi sacrifiés à ce besoin de repère pour lequel il n’y a pas que des désavantages puisque les demandes aujourd’hui visent un passage obligé, celui des cérémonies de mentions.
Combien de nouvelles mentions cette année ? Cela dépendra d’une réunion d’un Comité Supérieur. Espérons qu’il puisse se réunir dans des délais raisonnables.
Dans les propositions nouvelles cette année, nous avons eu à connaître d’un itinéraire Don Quichotte.
Je n’ai pas à dévoiler de secret quant à la nature du travail qu’il a fallu réaliser avec les promoteurs du projet. Je voulais simplement me retourner un instant sur le paradoxe dans lequel je suis entré par hasard. Hasard, vraiment ?
Après ces deux jours intenses en effet et au cours desquels je ne devrais peut-être pas introduire autant d’émotions personnelles, j’ai eu un besoin irrépressible d’aller au cinéma. Cela faisait des mois, peut-être même une année que je ne m’y étais pas rendu. Depuis que mes enfants ont leur propre vie et ne me poussent pas, je vais voir à peu près systématiquement – et exclusivement – les films de Woody Allen et ceux de Pedro Almodovar. Pourquoi ? Par choix certainement. Exactement pour les mêmes raisons que je voyais tous les films de Jean-Luc Godard ou d’Ingmar Bergman quand chacune de leurs créations marquait comme un sentiment de découverte totale. Mais à ce moment-là, j’allais aussi en voir beaucoup d’autres.
Le paradoxe est bien celui d’avoir visité la Région de Castilla La Mancha en février dernier pour découvrir la proposition de nos partenaires et de me retrouver à nouveau avec ce film entre ville et campagne, dans l’actualité la plus marquante et le légendaire, ou plutôt, en effet, entre les deux.
On plonge dans une atmosphère de banlieue de Madrid, ou du moins d’une grande banlieue que le train à grande vitesse a contribué à ancrer à la capitale, comme beaucoup de dortoirs dans le monde entier et à quelques pas, en voiture, au cœur des légendes villageoises de revenants. Castilla La Mancha, c’est cela aujourd’hui. Comme Lille est la banlieue de Paris et Magdebourg, la banlieue de Berlin.
Le grand saut entre tradition et modernité, du passage à la télévision, comme mythe contemporain, au passage derrière le miroir, comme mythe littéraire repris par toutes les littératures du monde sont là.
Almodovar parle le plus souvent des femmes, ou des travestis, ou de la part de féminité qui est en nous tous, ou de l’attirance que nous éprouvons pour le corps des femmes, pour leurs secrets somptueux. La femme, la plus éclatante, la plus maquillée, ou la femme au corps magnifié – le plus magnifié sans doute au cinéma, depuis la disparition de Fellini.
Quels secrets, en fait ?
Elles sont là – et oh combien là pour ce qui concerne Pénélope Cruz, venues de trois générations. Les hommes ont disparu. Disparus, sans retour, ou bien leur violence a obligé qu’on les efface.
« Ma famille, comme celle de Sole et Raimunda, est une famille transhumante, elle a immigré avec plus de succès du village à la grande ville pour trouver un avenir meilleur. Mes sœurs ont heureusement gardé la culture de notre enfance, et possèdent l’héritage que ma mère leur a transmis. Moi je me suis détaché assez tôt et je me suis transformé en un urbain impertinent. Quand je veux retrouver les usages et les traditions de La Mancha, ce sont elles qui sont mes guides. » déclare Almodovar. Et plus loin : « Retourner à La Mancha c’est toujours revenir au sein maternel. »
Je crois que je sais pourquoi je voulais avoir le regard d’un acteur avec moi quand j’ai préparé cette mission en février. J’avais en effet demandé à Ion Caramitru d’être là…
Que dit encore Almodovar ? Que ce film a fait en sorte qu’il se réconcilie avec la mort, qu’il puisse l’accepter, que cette pièce manquante de son propre puzzle vienne enfin se remettre en place, qu’il se rende compte qu’il passe enfin à la vie adulte, celle où l’on a accepté la mort ses propres parents.
Admiration pour cet ancrage toujours profond dans la possibilité de croire au miracle, simplement parce que l’urbain, au sens où nous le connaissons en France, est beaucoup plus récent en Espagne ?
Cette question-là, je ne possède pas de réponse. Il s’agit juste d’une intuition.
Le décalage entre tradition et modernité n’est pas le même dans tous les pays européens.
Nous avons perdu en France la possibilité de nous fondre de nouveau dans le surnaturel auquel nos grands-parents étaient encore familiers, de savoir le retrouver, pour nous jeter parfois dans un surnaturel fabriqué par des spécialistes du marketing : lieux de régime, de communication avec un divin un peu fumeux et exotique, lieux d’épuisement par le sport, de pratique du yoga…que sais-je encore ?
Vais-je y ajouter pour certains la marche et le pèlerinage ?

En Espagne, dont l’économie ne s’est mise à rattraper le retard de ses voisins du Nord qu’il y a une vingtaine d’années, pour accélérer, comme dans tout l’Ouest de l’Europe, la migration vers les villes, les va et vient sont plus faciles. La proximité des morts est toujours aussi grande dans ces grands réservoirs humains qui se sont dépeuplés récemment, où l’agriculture cherche à faire retour vers une certaine qualité, et dont La Mancha fait partie.
Et plus à l’Est encore, voire au Nord, le long de la Baltique, les divinités tutélaires qui prennent soin de conserver les contacts et le dialogue entre les morts et les vivants sont toujours bien là.
Revenir de la mort, où s’y soumettre ? Cervantès donne une piste, plutôt qu’une réponse :
« Alonso Quijano el Bueno, llamado comúnmente don Quijote de la Mancha, había pasado desta presente vida y muerto naturalmente. Y que el tal testimonio pedía para quitar la ocasión de que algún otro autor que Cide Hamete Benengeli le resucitase falsamente y hiciese inacabables historias de sus hazañas. Este fin tuvo el ingenioso hidalgo de la Mancha, cuyo lugar no quiso poner Cide Hamete puntualmente, por dejar que todas las villas y lugares de la Mancha contendiesen entre sí por ahijársele y tenérsele por suyo, como contendieron las siete ciudades de Grecia por Homero. Déjanse de poner aquí los llantos de Sancho, sobrina y ama de don
Quijote, los nuevos epitafios de su sepultura, aunque Sansón Carrasco le puso este:
Yace aquí el hidalgo fuerte
que a tanto estremo llegó
de valiente, que se advierte
que la muerte no triunfó
de su vida con su muerte.
Tuvo a todo el mundo en poco;
fue el espantajo y el coco
del mundo, en tal coyuntura
que acreditó su ventura
morir cuerdo, y vivir loco. »
« Morir cuerdo, y vivir loco. »
Mourir prudent et vivre fou. Est-ce que j’ai vraiment le temps d’y arriver ?
