
J’ai rejoint avant-hier la Bourgogne, après un beau périple en voiture sous le soleil.
Aujourd’hui, les champs sont encore plus beaux, parce que j’ai pris le temps du calme et de la contemplation. Je vais pourtant devoir m’enfermer pendant deux jours à Strasbourg pour essayer de défendre de nouveaux itinéraires qui me tiennent à cœur.
Avant de rejoindre la Franche-Comté, j’ai le temps de flâner. Passer ainsi le long des rivières bourguignonnes, en apercevant les églises romanes, a quelque chose d’émouvant, même si je ne peux m’attarder. J’y ai pris un plaisir furtif.
De la cérémonie de Delphes à celle de Cluny, il y a l’espace d’un itinéraire. Il s’agit ici d’un autre monde. Non pas le parcours des motos avalant la poussière de la Méditerranée, mais le calme sévère des églises ; une certaine froideur ; le monde de la prière.

Une fois de plus j’ai fait dire un message sur le fonds et un message politique par ceux dont c’est le rôle. Je ne sais pas si je me suis trompé. Mais il fallait certainement que ces messages soient mis en avant, malgré leur gravité, ou plutôt, à cause de leur gravité.
Le sens et le rôle de la prière, comme fondements :
« Certaines d’entre-elles, par leur grande actualité sociale peuvent toucher dans leur plus profonde intimité, dans leur identité même, ceux qui visitent ces monuments aujourd’hui. Il s’agit en particulier d’une empathie avec la pratique religieuse – et pour beaucoup d’entre-nous, à l’Ouest de l’Europe, avec la pratique religieuse de « l’autre ». Ceci signifie donc que le grand enjeu d’un itinéraire culturel tel que celui des sites clunisiens, dont l’objet est de vouloir créer de nouveaux horizons pour les touristes, en ouvrant au public des patrimoines religieux remarquables, mais aussi d’autres plus secrets, plus retirés du monde, ne peut passer seulement par le fait d’inscrire un thème religieux dans le cadre prestigieux du programme d’une institution européenne. Il s’agit aussi d’une mission plus complexe, plus délicate, puisqu’il vous faut entreprendre la médiation de ce qui compose les formes de la spiritualité propre à l’Europe, de mieux donner à comprendre les codes des patrimoines religieux, ou d’illustrer les raisons et les formes des continuités historiques de la pratique du pèlerinage, pour revenir enfin sur les emprunts que les religions ont pu se faire les unes aux autres. »

Je ne sais pas si ces paroles devaient être dites, en effet ? La cérémonie, très différente de celle de Delphes, passait par le rassemblement des propriétaires actuels de ces lieux désertés par le monde religieux : les élus, qui en France en ont la responsabilité. Ce sont eux qui écoutent, attentifs, et apprennent à diffuser les valeurs de leur patrimoine.
J’ai essayé de dire aussi que Cluny était le fer de lance de la reconquête de l’Espagne et du tracé vers Compostelle. J’ai essayé de faire en sorte que d’autres thèmes d’itinéraires soient donc représentés : saint Martin, l’art roman et saint Jacques de Compostelle. Non pas par une volonté de renforcer les valeurs religieuses de proche en proche, mais pour en faire percevoir l’universalité.
Ce samedi après-midi j’ai cependant été frappé de la discussion qui a suivi la conférence d’un jeune Américain, connaisseur des textes sacrés, et tout particulièrement de la traduction du Coran en latin qui s’est faite sous l’impulsion de Pierre le Vénérable. On dit que ce grand abbé de Cluny, impressionné par la proximité du monde islamique qu’il découvre à Tolède, est désireux de combattre avec la force des mots ce qu’il doit voir traduire dans la langue qu’il possède, pour forger une arme dont il veut se servir pour réfuter l’erreur du Prophète et, du même coup, rejeter également les Juifs parmi les hérétiques.
Dialogue religieux avez-vous dit ?
A la fin de cette conférence remarquable et très argumentée, une discussion a lieu qui tente de redresser l’image d’un Pierre le Vénérable islamophobe et anti-judaïque, comme si le combat qu’il menait pouvait être doux et s’inspirer du dialogue ! On est en croisade et en reconquête. On est en 1143 ! Mais beaucoup des participants se sentent un peu choqués. Ils ont besoin de restaurer l’image, la statue du saint, de repeindre l’image en rose.
Plus étonnant encore, une main se lève, puis une dame à l’aspect très respectable déclare sans sourciller :
« Après avoir entendu cela, je ne comprends pas que le Conseil de l’Europe continue à donner une mention à un réseau qui fait la promotion d’un tel antisémitisme ». Point à la ligne !
Je me souviens soudain des fameuses caricatures de Mahomet qui en janvier dernier ont incendié, au sens propre, le monde islamique, bien après leur première parution.
Les mots ou les dessins qui choquent, sortis de leur contexte, sans la moindre distance historique, sans contexte, ou plutôt hors contexte. Antisémitisme, anachronisme, antijudaïsme, tout autant. Et de la condamnation des chemins de fer italiens et français pour avoir accepté de transporter les Juifs vers les camps d’extermination.
Dans ces temps de tolérance, où on ne peut relire l’histoire, en chercher les sources, sans tomber dans un piège, c’est en fait l’intolérance qui semble triompher.
Je prends doucement la parole pour suggérer que c’est justement, en évitant l’anachronisme, en raison de cette recherche des sources et de la parole dite, dans l’époque où elle a été dite, que le Conseil de l’Europe doit être fier d’avoir décerné cette mention.
Les historiens présents et quelques autres m’ont entendu. Je crois !
