Depuis des semaines, j’allais dire des mois, je surveille aussi l’Italie de près. Et je suis dans l’avion au moment où l’on proclame les résultats.

J’ai déjà une idée par contre du résultat des élections hongroises. Les néo-communistes, enfin non la coalition socialiste-libérale des ex-communistes, seront probablement renouvelés dans leur mandat. Un presque jeune homme nommé Ferenc Gyurcsany a apporté dans l’environnement politique hongrois des allures d’homme d’affaires à petites lunettes légères, capable de prendre en compte un budget comme il prendrait d’assaut une entreprise, sans oublier le bluff et sans avoir eu à faire pour l’instant d’autocritique.
En Hongrie y a eu des oscillations. Mais il est tout de même plus facile de travailler avec ces nouveaux riches qu’avec les alliés d’Orban à l’esprit vraiment populiste et qui remettaient le couvert des vieux démons des minorités hongroises transfrontalières pour garder le pouvoir.
Dans ce travail, il faut avoir un calendrier électoral en permanence dans la tête…
Cette fois il s’agit de Prodi contre Berlusconi.
J’ai approché l’un et du second, je ne connais que certains ministres, surtout ceux de la culture bien entendu.
Avec ces derniers, j’ai compris encore mieux qu’ailleurs la comédie du pouvoir. Ce n’est pas guignol, ni la Commedia de’ll arte, c’est le soap opera et c’est pire !
Pour ceux qui ont eu l’occasion de fréquenter l’Italie, il est pratiquement inutile d’expliquer. C’est une vision de Big brother, permanente et orchestrée à grande échelle.
A la fois l’émission que nous avons intitulée en France le Loft…et Ginger et Fred, si il faut vraiment des références !
Je n’ai vu qu’une seule fois un peu longuement Berlusconi à la télévision. C’était exactement le 23 décembre lorsqu’il a annoncé la date des élections. Il règle ses présentations comme un chef d’entreprise qui tire des plans devant son équipe. Un papier avec un ensemble de phrases ou de mots et un crayon papier. Et il barre une ligne quand il pense qu’il peut passer à la suivante. Quand il s’énerve, il dessine. Apparaissent alors comme des fantômes que l’on ne voit pas, des sortes de rectangles. Il complète son discours de l’inscription de figures géométriques, peut-être comme Napoléon dessinait la place de ses divisions. En tout cas, cela lui évite peut-être de parler avec les mains.
Tout est faux. En tout cas, tout semble faux.
Je ne sais pas comment les Italiens se débrouillent avec cela, mais c’est comme si toute la politique italienne était conçue à l’image de l’émission « Porta a Porta » qui assied les nuits sur RAI Uno. Un débat chaque soir sur un sujet important, lorsque la vie nocturne s’avance. Avec un va et vient constant de la caméra sur les intervenants, d’un camp opposé à l’autre.
Parfois culturels, au fond rarement culturels, le plus souvent politiques et quelques fois à la limite du bon goût, ces débats n’ont pas vraiment de début et on se demande toujours pourquoi ils se terminent.
Et derrière les participants, un ensemble d’écrans multiplient l’effet de miroir, comme une mosaïque qui reprend les images en leur donnant un vrai statut de lucarnes ouvertes sur le monde.
Et en Italie, on parle, on invective, on fait du théâtre, on entame une plaidoirie.
Et le pays réel ? Je pense que c’est tout autre chose ! Il a déjà survécu à des décennies d’absence de gouvernement. Il survit à un gouvernement miroir. Ou plutôt même, il semble l’apprécier. Mais pour combien de temps ?
D’un côté il y a Prodi, le Centre Gauche et son alliance avec la gauche et les communistes réformateurs…l’Ulivo.
Je me souviens de l’arrivée de cette nouvelle gauche italienne au pouvoir après des années de décomposition d’une espèce d’alliance de fait entre une démocratie chrétienne corrompue et un socialisme mafieux que les Brigades Rouges avaient entamés.
Scandales, détournements d’argent, liaisons douteuses entre le Vatican et les milieux d’affaires, les banques à peine légales. Et l’apogée de l’abjection avec le meurtre d’Aldo Moro.
Il y a exactement dix ans. On était en avril. J’avais attiré à Venise quelques experts, amis, relations pour participer à un colloque sur le tourisme culturel qui était lié à une exposition à la Corderie…Ce très beau bâtiment, un peu à l’écart du centre, où des expositions ont lieu lors de la Biennale d’architecture ou de la Biennale d’art.
Jean-François Grünfeld, l’inventeur du Salon des Musées et des Expositions avait du quitter le Grand Palais, fermé à la suite de la chute de quelques boulons. Il avait convaincu le maire de Venise de l’époque, le philosophe Cacciari de l’accueillir et m’avait demandé de l’aider à donner un élargissement européen à son intention.
Mitterand était mort depuis quelques mois et nous sommes allés prendre nos repas dans un restaurant un peu anodin, en tout cas peu différent des autres, dans les petites rues entre la Place Saint Marc et le Rialto. Ce délicieux restaurant discret avait accueilli pendant des années les repas du Président français, d’Anne Pingeot et de Mazarine, leur fille.
Le dernier repas, le dernier voyage avaient eu lieu à la Noël ou à la nouvelle année, je ne sais plus. Et j’imaginai facilement l’homme mourant, ayant déjà décidé de la date de sa disparition, commander des aubergines au parmesan…
Le dimanche des élections, alors que nous étions réunis en séminaire, le maire de Venise, ce socialiste philosophe qui a encore dirigé la ville quelques années, mais a succombé aux difficultés de restaurer la Fenice dans des délais raisonnables, l’opéra emblématique ressuscité de ses cendres, sans que l’argent s’égare, est resté calmement avec nous toute la journée, comme si de rien n’était.
Ce jour là, on a découvert le nom de Prodi, encore un inconnu, du moins pour nous.
Depuis Berlusconi est apparu sur la scène politique, où il est revenu plusieurs fois. Pourvu qu’il ne revienne pas encore une fois. Si Berlusconi gagne, comment est-ce que j’arriverai à convaincre mes enfants que le combat politique est encore important ?
Je ne comprends pas forcément où passent les réseaux d’influence en Italie et en particulier ceux du Vatican, qui sont puissants. J’ai appris à en connaître certains pour des raisons professionnelles.
Les Italiens ont laissé passer un proche de Jean-Paul, mais un Allemand âgé, Ratzinger, un homme discret, mais ferme pour assurer une transition et préparer le terrain d’une église mieux fournie en militants.
Comme on dit au Vatican : « Jean-Paul a fait sortir l’Eglise dans le Monde, mais il faudrait maintenant que le monde regagne l’Eglise ».
Comme nous touchons beaucoup aux sujets religieux : les itinéraires de pèlerinage, les sites monastiques, Saint Martin, sans parler de l’héritage arabo-musulman d’Al-Andalus, ou du patrimoine juif, je dois compter sur l’Eglise et avec les Eglises.
Le Vatican, comme toutes les grandes organisations, ce sont des factions. Si une partie du Vatican intervient pour appuyer l’électorat de Prodi, comme j’en ai la preuve au travers de quelques itinéraires culturels, alors on a une petite chance qu’il soit élu, car il a besoin des voix des Catholiques et des Voies de Dieu.
Pourtant, j’ai encore peu de signes clairs. Les amis que j’ai rencontrés début mars, un mois avant les élections n’avaient pas la mine extrêmement réjouie. Il faut dire que les électeurs italiens vivent dans une sorte de schizophrénie permanente.
Représentation ou réalité ? Ils ont réussi depuis quelques années à s’asseoir, passifs, devant un présentateur télé.
Berlusconi est tout à la fois le chef du gouvernement et le Poivre D’Arvor local.
Une des plus belles démonstrations que la politique n’a plus besoin de vision d’avenir, mais d’images fortes du présent dans un contexte de globalisation.
Il y a quelques années, trois ou quatre pas plus, Alessandro Baricco l’auteur de « Soie » a écrit un petit livre sur les contre-vérités de la globalisation qui s’intitule « Next ». En prenant comme exemple, l’idée que les moines bouddhistes, isolés dans leurs montagnes, sont maintenant reliés à internet (une image popularisée par la publicité mali(g)ne d’IBM).. et en prouvant que c’est faux. Et bien d’autres assertions encore. Il a ainsi signé une série d’articles dans la Repubblica. Il déclare avoir commencé ces textes en réaction aux images télévisées de la réunion du G8 à Gênes.
Evoquant le 11 septembre 2001 qui a certainement marqué nos consciences :
« Quelques mois seulement ont passé, et déjà les nouvelles du front sont devenues une constante de notre paysage, avec la météo et les faits divers. C’est un modèle de guerre en temps de paix. C’est le modèle d’une existence possible : un monde qui vit en paix sans pour autant renoncer à la guerre. Je ne dis pas, évidemment, que c’était l’objectif du 11 septembre. Je dis que le 11 septembre a généré ce genre de riposte, et que cette riposte suggère une possibilité de cohabitation entre paix et guerre, et que ce paysage-là serait, à bien y réfléchir, le terrain idéal pour une globalisation. Tout ceci pour demander : le 11 septembre, est-ce que la globalisation est morte, ou bien est-ce là qu’elle a commencé pour de bon ? »
N’est-ce pas pourtant le meilleur exemple de la globalisation que la composition du « repas » qui m’est servi dans l’avion : une salade de pâtes à l’italienne et une sorte de tartine flambée à la crème et aux lardons, deux krisprolls avec du cantadou aux fines herbes et une petite bouteille de vin rouge du Chili ?
Un menu que Berlusconi pourrait présenter sans rougir comme futur programme de gouvernement.