Vendredi 24 mars 2006 : la Lituanie, les yeux grands fermés

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La grande question qui se pose ici dans le cercle que je fréquente est celle de la pression immobilière, du changement économique, de la manière dont l’argent envahit tout.

Vendredi matin. Je suis réquisitionné pour un enregistrement de la télévision nationale. Non pas en studio, mais les pieds dans la neige, à la limite d’un parc historique dessiné par Edouard André, à une vingtaine de kilomètres de Vilnius.

Cette présence d’Edouard André en Lituanie mérite quelques mots d’explication. Il a participé à la planification des Buttes Chaumont à Paris. C’est un élève d’Alphand, l’architecte de Napoléon III et d’Haussmann…et il est devenu un des paysagistes favoris des riches industriels polonais qui, à la fin du XIXe siècle, ont souhaité marquer leur réussite en faisant comme leurs collègues anglais, gentlemen-farmers : aménager autour de leurs petits châteaux des parcs paysagers, en y intégrant différentes activités familiales ou industrielles.

Je me trouve sur un promontoire, après avoir enfoncé les jambes dans un mètre de neige, devant une caméra et une journaliste. Il s’agit d’alerter les téléspectateurs à propos du fait que la construction d’un lotissement à la limite du parc de Lentvaris est absurde et que un territoire historique est certes protégé jusqu’à la limite de son périmètre, mais qu’il existe aussi une zone d’influence, une perspective qui continue à faire partie de la création.

Edouard André a aménagé ce parc dans le contexte du paysage préexistant, il l’a incorporé en jouant de la proximité des végétaux, du lac voisin, des vallons, et d’un point de vue sur les abords de Vilnius, au loin.

La journaliste pose innocemment la question : « Peut-être était-ce une meilleure solution d’installer des villas qu’une usine ? ».

Le raisonnement est intéressant. Il me fait songer à cet autre raisonnement par l’absurde que j’entends à propos du Contrat Premier Emploi mis en oeuvre en France : « C’est mieux que rien et en tout cas c’est mieux que le chômage ! ».

Alors j’improvise : « Est-ce que vous poseriez cette question là à propos de Versailles. Vaudrait-il mieux un lotissement ou une usine dans la perspective du Grand Canal ? » La question sonne de manière absurde !

Je parle ensuite du « génie des lieux »…

Il paraît que l’interview est passée le jour même. J’attends les résultats, si il y en a.

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Même discussion l’après-midi et la veille avec des journalistes des émissions culturelles. Ceux-là je les connais déjà. Ils interrogent aussi les trois jeunes architectes que nous avons formés l’an passé à Florence à la restauration des jardins historiques et qui, du coup ont acquis une certaine célébrité dans leur pays. En tout cas une compétence.

Que peut-on faire dans le contexte d’une économie en transition : les mêmes erreurs que celles qui ont été commises en Occident dans les années 50-70 ?

Ou bien profite-t-on d’une nouvelle phase de l’histoire lituanienne pour essayer de raisonner tout autrement ?

L’histoire et la mémoire d’un parc méritent-elles de garder intacte une perspective ou non ? Si la réponse est non, alors on peut sans remords créer un parc de loisirs, une zone résidentielle ou un dortoir périphérique à la capitale. Ca ne fait plus vraiment de différence. Et il y a suffisamment d’argent de la mafia russe tout autour pour trouver le capital.

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Il en est de même à Vilnius. Cela fait cinq années que j’ai rencontré le maire de Vilnius pour la première fois. Depuis, il a failli être écarté trois fois au moins car il a été régulièrement poussé par ses amis politiques, plutôt que par ses ennemis, vers la sortie.

C’est en fait le plus jeune maire d’une capitale européenne. Il arrive vers ses quarante ans et tient le coup à son poste depuis 1999 ! Les prochaines élections sont dans un an. Je n’ai pas à me prononcer sur la corruption qu’il ferait régner à son profit personnel et dont on l’accuse aujourd’hui, argument suprême pour le mettre en examen et sur la touche. Il est certain que du fait même de son âge il fait peser une certaine tension sur ses concurrents qui ont compris qu’à ce rythme il sera vite premier ministre ou président.

La première fois où je lui ai proposé quelque chose, c’était quasiment à la descente de l’avion, début 2002 : aider financièrement et matériellement à la réalisation d’un atelier de professionnels européens dans un parc historique du centre ville. Il n’a pas fallu plus de cinq minutes d’explications pour qu’il me dise oui. Ce n’est pas si fréquent.

Après bien entendu il a fallu travailler et s’adapter au personnel en place, mais c’est une autre histoire…

Etant donné que la Ministre des Affaires Etrangères du Luxembourg a pu inaugurer une exposition sur les Parcs de Vilnius au mois de mai suivant lors de l’entrée du Grand-Duché de Luxembourg en Présidence du Conseil de l’Europe à la suite de la Lituanie, elle a pu se rendre compte par elle-même que Edouard André avait créé des parcs, comme à Luxembourg, ville dont elle a été bourgmestre…où, de fait il a eu la charge de mettre en place tous les grands parcs et le système de verdure installé sur les fortifications démantelées. C’était une ouverture pour une collaboration entre les deux pays. Nous continuons encore pour quelques mois à la première phase de cette collaboration.

Ce maire a imposé à sa ville une adaptation « à l’européenne ». Je pense que ce serait l’expression qu’il emploierait. Les avenues sont propres et pavées de neuf. On y glisse en hiver car la gelée transforme les surfaces en patinoire, mais en été quelle propreté ! Le tram est en projet, comme à Strasbourg ou à Bordeaux.

Est-ce vraiment nécessaire ? A titre symbolique de l’entrée dans l’Europe de l’Union européenne, dans son esprit certainement !

Il y a partout des magasins de luxe qui se sont propagés ces cinq dernières années et le centre historique, classé au patrimoine mondial, a été repeint et restauré, surtout les églises baroques, je l’ai déjà dit, mais aussi les bâtiments de l’université, une des plus anciennes d’Europe.

A la périphérie, les temples de la consommation sont bien là. Eux sont encore plus récents. Ils datent de la fin 2003 et de 2004 et sont devenus encore plus gigantesques que dans le reste de l’Europe occidentale.

Je sais, le mot temple fait un peu cliché. Mais ici je trouve qu’après des dizaines d’années de commerce d’état et de répression des religions, la consommation et la croyance ont redémarré de pair.

Toute la question est : comment les deux sont-ils compatibles ? Où est la morale ? Qu’est-ce qui fait que le Novotel qui a ouvert il y a deux ans peut dépasser l’alignement des maisons dans un quartier historique ? Qui a donné l’autorisation ? Cela, par contre je le sais !

Comment et pourquoi est-ce que le long de la rivière les immeubles de cinquante étages se succèdent maintenant en dénaturant la ligne d’horizon voulue par les urbanistes des siècles passés ? Comme si ce que le stalinisme n’avait pas pu détruire par l’endoctrinement, pouvait être réduit à rien par le pouvoir de l’argent. Paradoxe ?

La mairie est installée aujourd’hui dans un de ces immeubles là. Le maire occupe le bureau le plus haut placé, avec un balcon disposé de manière un peu ridicule dans la paroi de verre.

Qu’est-ce au fond que l’investissement juste, dans une ville où aux architectures de brique recouvertes d’un enduit de couleurs succédaient très vite les maison populaires en bois elles-mêmes peintes, dont il reste des témoignages émouvants et encore habités ?

Quartiers paupérisés certes, dont les habitations ne possèdent pas le confort minimum. Peut-on l’améliorer ce confort et garder ces frises découpées, ces plans de maison sans architectes, de maisons vernaculaires qui étaient adaptées aux conditions locales : une certaine manière de sculpter dans le bois y compris la figure des dieux protecteurs, de disposer les planches, d’installer les fenêtres à l’abri des volets ?

On se retrouve face aujourd’hui à des quartiers populaires qui tombent sous la pression des investisseurs, lesquels n’ont même pas les moyens de faire appel à de bons architectes contemporains pour créer un attrait comparable à certaines autres villes d’Europe : Francfort, Luxembourg ville ou même La Défense.

Au fond c’est cela qui frappe : l’idée est de ressembler aux autres, et non de se différencier.

Que fait-on quand on n’est ni Venise, ni Barcelone ? Et que l’on manque d’imagination ?

Cette différence là, il faut peut-être aller le chercher dans les villes moyennes, comme cette ville  thermale où les habitants de Vilnius viennent se détendre le dimanche ou pour une semaine de remise en forme.

Dans cette petite ville qui porte le nom compliqué de Druskininkai, un nom qui a à voir avec les eaux salées, il y a eu un effort de conservation des maisons en bois. L’église orthodoxe en bois peint de bleu est elle-même très émouvante. Et le responsable du parc des statues du communisme qui se trouve à quelques kilomètres a racheté certaines de ces maisons et les a fait restaurer…

Et ici et là, en particulier dans les villes de la côte balte des architectes contemporains travaillent aussi le bois de manière créative.

Mais on est loin de la capitale, c’est donc plus facile.

Je ne reviendrai donc pas vraiment avec des impressions neuves sur la Lituanie.

Juste le sentiment, une fois de plus, que l’on ne peut pas faire abstraction de l’histoire. Surtout si elle est riche et surtout si elle permet de prendre des leçons sur le va et vient des pouvoirs.

Utopie ?

Au fond, c’est comme si le rêve de richesse était devenu une réalité à portée de mains et que chacun, à son niveau ait envie d’y participer, plus exactement d’y prendre sa part. Mais tout cela implique que les Lituaniens doivent se mettre à courir avec les autres puisque chaque jour la technologie propose quelque chose de nouveau, parce que chaque jour la compétition mondiale se place dans un autre contexte : plus haut, plus grand, plus riche, plus technologique…

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Et cette course là, les Lituaniens l’ont entreprise… les yeux grands fermés.

Où est ce pays dont j’ai découvert il y a six ans les campagnes dans un stade de ré-appropriation après l’époque de la collectivisation ? Qui peut s’occuper vraiment de ces terrains où il faudrait pouvoir utiliser des tracteurs, alors qu’on ne possède qu’une vache ou deux et quelques cochons ? Qui possède ces bois aux étendues immenses…presque trente pour cents de la superficie du pays ? Ceux qui ne peuvent pas même les exploiter et qui vont, une fois qu’ils les ont récupérés, les vendre à des compagnies aux capitaux douteux ou à des entrepreneurs d’espace de loisirs.

Entre le paysan qui, depuis cinq ans, a quintuplé son troupeau en passant d’une vache à cinq et les investisseurs du centre commercial Europa à Vilnius, où l’on trouve tout, comme à la Défense, qui peut prendre l’ampleur de tels écarts et l’accepter ?

On parle en France de société à deux vitesses. Ici c’est une société à une seule vitesse ; celle des entrepreneurs. Les autres font du surplace, quand ils ne retournent pas en marche arrière.

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