
La soirée de mercredi était prometteuse. France 3 avait annoncé bien en avance la projection télévisée d’un documentaire « unique » sur « Charlie Chaplin, le Génie de la Liberté ».
Un centenaire qui met en valeur non la naissance du cinéaste, mais une autre naissance : la sortie inoubliable de « The Kid ».
« Qui est Charlie ? Le gosse ou le vagabond ? » entend-t-on, à l’arrière-plan des premières images du film.
La présentation proposée par la chaîne met en exergue le fil conducteur politique choisi par les auteurs François Aymé et Yves Jeuland :
« Génie du burlesque, Chaplin a mis son talent au service d’un idéal de justice et de liberté. Son meilleur scénario fut celui de son propre destin, un destin qui s’inscrit dans l’histoire politique et artistique du XXème siècle. »
Certes !

La pauvreté des quartiers délaissés de tous en Angleterre.
L’émigration et une nouvelle ruée vers l’Ouest qui semble renouer avec un passé légendaire.
Les conflits sociaux dans un monde ouvrier utilisé comme force de travail, comme un adjuvant à la mécanisation, mais dont la composante humaine et la compétence individuelle sont méprisées.
Des vies humaines considérées comme des sortes de variables d’ajustement par des entreprises financières.
La chair à canons des corps offerts aux grands conflits mondiaux…
La liste est longue, en effet. Jusqu’à l’appel à aider la Russie soviétique dans sa résistance à l’envahissement nazi.
En ce sens, le film est exhaustif et le commentaire appuie là où ça fait mal.
Mais est-ce vraiment un film ? Et surtout, est-ce vraiment un film documentaire ? Ou pour mieux exprimer mes doutes : n’est-ce pas plutôt le substitut à un ouvrage d’analyse ou à une thèse dont les pages s’ouvriraient sur les espaces animés d’une pantomime inépuisable ?
En première ligne : une maîtrise parfaite, mise au point à force de répétitions et d’entraînements qui contraignent un corps à tout savoir exprimer avec une économie exceptionnelle des gestes. Des gestes toujours justes, même s’ils peuvent avoir été considérés comme grotesques, voire scandaleux ou obscènes, à l’aune des conventions de l’époque ?

Je conviens qu’il doit être difficile de réussir « un film sur des films », surtout en choisissant de mettre en scène des images animées, comme autant de citations, en grande partie sorties de leur contexte. Un film sur l’histoire que ces extraits racontent, au-delà même d’une simple illustration, ou d’une démonstration.
Qui a mieux défini la prison sociale des « Temps modernes », l’art tragique du clown qui tente une dernière sortie, la stratégie d’approche et de séduction d’une jeune fleuriste aveugle ? Et la démesure à la fois paranoïaque, tragique, fragile et dérisoire d’un dictateur ? Ce sont des questions d’évidence, dont l’évidence même défie l’explication pédagogique, au risque de la pédanterie.
Mais surtout, comment le dire avec les images soulignées ou surlignées d’un commentaire, sans s’enfoncer dans une sorte de paraphrase verbeuse, là où l’artiste qui appuie pourtant ses gestes et ses mimiques, réussit à exprimer une légèreté côtoyant en permanence un gouffre, comme le danseur sur une corde ?
Le lecteur de ce commentaire, Mathieu Amalric, fait ce qu’il sait le mieux faire : lire avec talent. Mais l’auteur lui a demandé une gageure : rendre sonore à l’aide d’une voix blanche un film dont la majorité des épisodes, jusqu’à ce que Chaplin soit obligé de céder à la pression inéluctable de la sonorisation du cinéma, tirent leur essence esthétique majeure, réellement géniale, du mutisme expressif des personnages.
Inévitable lourdeur du choix et contradiction totale dans les termes ?
Est-ce que le documentaire aurait dû s’accompagner uniquement de sous-titres commentant brièvement les têtes de chapitre ou faire l’objet d’un livret d’accompagnement que les futurs spectateurs auraient pu imprimer au préalable ? Un livret développant à la demande de grands titres, introduisant la chronologie et les angles d’analyse d’une carrière où se mêlent les engagements, les amours tumultueuses, les prises de position politiques à contre-courant, les succès grand-public suivis d’oublis et de scandales ?

Je ne me suis réconcilié avec le commentaire qu’au moment où l’artiste, contraint de suivre la modernité, adopte enfin une atmosphère colorée pour indiquer qu’il abandonne le combat du muet et de la maîtrise du noir et blanc. Le ton adopté par les auteurs devient enfin juste. Enfin !
Et on assiste alors, avec tendresse, au dernier voyage : la retraite en famille vers une Europe des origines restée plus tolérante, aboutissant à une villa familiale dont le souvenir m’a fait revenir dans la chambre où je suis aujourd’hui en train d’écrire en m’invitant à chercher les lumières dans la nuit.
Villa que je devine à ma droite, sur la rive suisse du lac, sous les montagnes qui surmontent Vevey et Montreux, parce que je sais où la situer à l’aveugle, pour l’avoir visitée, voici trois ans !

La villa du bonheur, aujourd’hui devenue musée.
Mais dans cette nuit magique, qui se poursuivait par les gestes automatisés des temps moderne, une scène avait, pendant ce temps, franchi l’espace de part et d’autre de l’Atlantique : celle d’un apprenti dictateur qui soufflait des discours de haine, jouait avec un ballon terrestre qu’il voulait léger, mais qu’il ne savait que faire éclater et terminait en appelant trop tardivement au pardon et à la tolérance.
Lorsque j’ai changé de chaîne, pour ne pas m’endormir sans savoir comment allait le monde pandémique que j’essaie de tenir à distance, le réel est immédiatement venu absorber l’imaginaire.
Un leader, pourtant élu démocratiquement était en train d’éructer sa folie, tandis que des fascistes d’opérette montraient leurs cornes diaboliques dans une enceinte sacrée de la démocratie.
Les auteurs du documentaire n’avaient pas prévu que, répondant à leur souhait politique démonstratif, le réel ferait immédiatement un retour aussi fracassant, une fois leur lucarne éteinte.
« Pour Chaplin, parler en tant qu’artiste, c’est autre chose que parader ou communiquer, c’est une responsabilité immense en même temps qu’une inévitable usurpation : prendre le relais d’une voix éteinte, quand personne d’autre ne peut s’en charger. »
Le besoin inextinguible de revoir les films de Chaplin, comme un antidote à l’absurdité sans fin des paranoïaques.

Trump et ses « partisans » étaient cette nuit au rendez-vous du clochard qui avait dénoncé par avance leur folie meurtrière.
Une folie qui faisait un écho mondialisé à l’incendie du Reichstag, aux manifestations des « Camelots du Roi » devant l’Assemblée Nationale française, à l’assaut des « Cortes » par les partisans nostalgiques d’un Franco devenu une momie, à l’arrivée des mineurs à Bucarest à l’appel d’Iliescu ou à l’assassinat de la démocratie en Argentine et au Chili.
Les photographies de l’auteur ont été prises dans la propriété de Charlie Chaplin et dans les salles de Chaplin’s World.